Elève du Lycée de Garçons de Poitiers, je devais presque tous les jours m’y rendre à pied pour 8h15; j’étais privilégié : il ne me fallait que 5 ou 6 minutes de marche ; je n’avais guère le choix de l’itinéraire ; je traversais en diagonale la Place d’Armes, centre de la ville où les Allemands avaient établi leurs Kommandantur; chaque jour, badaud comme je le suis encore, je ralentissais pour regarder le lever du drapeau des occupants. Ce rituel, quoique solennel, changeait en automates les trois soldats qui s’avançaient de front, puis dans un ensemble impressionnant, faisaient trois pas de l’oie; après quoi, halte ; ils déployaient l’étoffe où figurait en grand la Croix de Fer et la hissait sur le mat.
Ces trois pas de l’oie, objet de rigolade pour les Français, étaient exécutés avec le sérieux qu’on doit reconnaître aux Germains ; de même que leur matériel et leurs défilés impeccables, leurs chansons de marche, leur tenue évoquaient le blitzkrieg et persuadaient beaucoup de gens qu’avec une telle organisation, l’armée allemande était invincible, comme l’affirmait leur propagande.
Cependant, les années passant, et surtout après Stalingrad (début 43,) outre que cette armée cédait du terrain sur presque tous les fronts, comment ne pas remarquer dans cette mécanique des signes d’usure et de déclin ? Comment ne pas remarquer en particulier que l’on voyait de plus en plus dans nos rues des occupants aux cheveux grisonnants et plus rarement des jeunes ?
Et puis on vit arriver à Poitiers des “souris grises” (c’était la couleur de leur uniforme bien sûr) des jeunes auxiliaires féminines, qui portaient la coiffe blanche des infirmières.
Enfin, un an environ avant la Libération, des nouveaux venus firent une apparition très remarquée : des soldats dont beaucoup avaient une peau basanée, plutôt grise que brune, des barbes très noires, de même que leurs cheveux et leurs sourcils ; je crois me rappeler, (je n’en suis pas sûr) qu’ils portaient un turban couleur sable, ce qui ne laissait guère de doute sur leur pays d’origine : l’Inde. On disait que, faits prisonniers en Libye, ils servaient de supplétifs. Cela –comme aussi plus tard le passage de russophones –ne manquait pas de provoquer des railleries : “Les Boches maintenant en sont à racler leurs fonds de tiroirs.”
Le hasard voulut que je ne vis pas l’entrée des maquisards dans notre ville ; par contre, peu avant, j’observai d’un premier étage une des dernières colonnes allemandes remontant vers le Nord, avec des véhicules qui allaient du vieux vélo rouillé au vieux tacot et au corbillard hippomobile , le tout recouvert de moult branchages ; avec ces camouflages végétaux , l’armée en retraite cherchait à échapper aux mitraillages des avions alliés, offrant un spectacle dérisoire qui évoquait l’exode de Français en 1940 ; mais cette fois c’était “leur “tour.
A signaler un incident qui, sans être grave, joua sur les nerfs des Poitevins: alors que, sur la foi d’une rumeur, ils croyaient que la dernière colonne allemande était passée, qu’ils étaient enfin libérés, se réjouissaient et pavoisaient, une nouvelle rumeur apporta le démenti: “Non, non, une nouvelle colonne allemande approche, venant du Sud et va traverser notre ville, planquez les drapeaux!” Effectivement d’autres troupes passèrent : la libération fut retardée de quelques heures.
POITIERS LIBERE (5 sept. 1944)
Du jour au lendemain, merveille ! on eut l’impression de respirer enfin et de pouvoir respirer librement : liesse populaire, drapeaux aux fenêtres, sonneries de cloches, foule dans le centre-ville, défilés des maquisards, etc Mais à cette euphorie succédaient des moments de gravité : de colère et de haine . Les radios, le journal “Le Libre Poitou,” les histoires qui circulaient relataient des tortures, des atrocités, des découvertes macabres; on pensait aux morts, les dissensions politiques subsistaient, les pénuries aussi — d’ailleurs les prisonniers français n’étaient pas rentrés, la guerre continuait, surtout à l’Est où les combats se rapprochaient de plus en plus de l’Allemagne et même à l’Ouest où des garnisons allemandes formaient encore quelques poches sur le littoral atlantique.
Quelque temps après la Libération (à quelle date exactement? Ce devait être après le 1er octobre, date traditionnelle de la rentrée des classes,) alors que je m’apprêtais à partir au lycée pour les cours du matin, retentit dans le quartier le tac-tac-tac-tac d’une arme automatique (De tels coups de feu n’étaient pas tout à fait inhabituels : c’était le temps où, par ex., de jeunes maquisards dans le parc de Blossac s’amusaient à tirer sur un vol d’oiseaux migrateurs.)
Ce matin là, une longue rafale, puis le silence. Je file à la Place d’Armes; à première vue rien d’insolite ; puis j’aperçois à terre, sur mon trajet, des flaques rouges éparses . Rouge vif : du sang frais, ça ne faisait guère de doute . Je me souviens encore aujourd’hui d’avoir pris soin d’enjamber ces flaques et ailleurs d’avoir sauté pour éviter de marcher dedans.
Sur le moment le gamin de 16 ans que j’étais ne s’émeut pas ; il n’a pas idée de ce qui s’est passé. Mais plus tard, au lycée, il apprend ceci : après la retraite des Allemands , les Indiens s’étaient trouvés livrés à eux-mêmes dans la campagne au nord de Poitiers ; et là, dans plusieurs villages , ils avaient commis des forfaits, en particulier des viols . Sur ce, capturés par des résistants , ils furent emmenés à Poitiers dans des camions bâchés . A leur arrivée sur la Place d’Armes, on ne les fit même pas descendre ; selon la rumeur qui circulait, un Noir, un Africain de grande taille, fut chargé de pointer son fusil-mitrailleur vers les bâches et de tirer dedans. D’où les grandes flaques de sang sur le sol . Je ne vis pas les camions ; j’imagine qu’ils venaient d’emporter les corps quand j’arrivai à la Place d’Armes.
Des questions que les citoyens lambda se posèrent restèrent sans réponse : Combien d’Indiens furent ainsi fusillés ? Et pourquoi à travers des bâches ? Y avait-il un seul camion ou plusieurs ? Etait-ce un vrai tribunal qui avait prononcé la sentence de mort ? Cela, c’est très douteux ; car il régnait alors une belle pagaille ; l’autorité de l’Etat ne fut rétablie que progressivement, très lentement. Aussi ne serais-je pas étonné d’apprendre que le châtiment expéditif de ces violeurs fut décidé par les résistants, ceux qui les avaient capturés. Voilà, me direz-vous, qui a des relents de racisme ; certes, mais n’oubliez pas l’exaspération populaire contenue pendant des années . N’oubliez pas non plus l’énervement de ceux qui, se croyant libérés , avaient commencé la fête, puis avaient dû précipitamment planquer les drapeaux ! Oui, le peuple était en colère après ces quatre années ; il n’allait pas faire de la dentelle ; il est fort probable que la plupart de nos concitoyens approuvèrent cette exécution sommaire . Comment expliquer autrement certains règlements de comptes de cette époque ; et quelques scènes bien moins dramatiques, il est vrai, dont je fus témoin le 5 septembre sur la Place d’Armes : la tonte des femmes qui avaient accordé leurs faveurs à l’ennemi ; un homme frappé sur le sommet du crâne avec un parapluie — lequel se cassa dès ce premier coup ; ou encore cette forte gifle administrée à un jeune soldat allemand en uniforme, sorti Dieu sait d’où — peut-être d’une planque où, déserteur, il avait passé la nuit ? — après quoi, voyant ce gamin au teint rose, sans arme, tête nue, le col ouvert, l’air hébété, personne dans la foule ne l’inquiéta plus.
A quelque temps de là, alors que s’effaçait peu à peu dans les esprits leur sort tragique, un professeur d’histoire et géo nous parla de ces Indiens. Ils avaient servi en Libye dans l’armée britannique –on s’en doutait–Faits prisonniers par les Allemands , ils s’étaient vu proposer soit de rester derrière des barbelés d’un camp , soit de servir de supplétifs dans des services non-combattants de la Wehrmacht. Ils avaient cru faire le bon choix ; ils laissèrent dans leur sillage des cartons qui montraient qu’une Croix-Rouge ne les oubliait pas ( les croyait prisonniers ? ) et leur expédiait des douceurs (1) Je pense à leurs familles, là-bas, en Inde, qui durent les attendre en vain ; ce sont ces familles que je plains, plus que les violeurs.
Aujourd’hui les Français –moi compris– seraient plus “regardants” quant au sérieux et à l’objectivité de l’enquête et de leur procès, exigeraient qu’on écoute des témoins et que les accusés soient assistés par des défenseurs. Mais souvenez-vous qu’à cette époque la France avait une forte fièvre et que la pagaille régnait, que la guerre continuait de tuer et que la peine de mort figurait dans le Code civil. Les mentalités –et la justice– ont bien changé !
(1) de même que nous, jeunes Français, nos reçûmes au Lycée de Poitiers des biscuits vitaminés envoyés par des quakers américains. Je me souviens d’une distribution méthodique et équitable, tandis qu’une autre fut en quelques secondes une foire d’empoigne dans toute sa brutalité .