A Bordeaux, en juin 40, au moment de la débâcle, chacun bien sûr essayait de recueillir des nouvelles ; mes parents achetaient “La Petite Gironde,” mais surtout nous écoutions la radio –les radios–grâce à un poste acquis peu avant la guerre. Le hasard voulut que notre famille n’écouta pas l’appel du général de Gaulle le 18 juin mais seulement quelques jours plus tard ; ce fut comme une brève aurore, riche d’espérance, mais bientôt suivie de ténèbres et de découragement, même pour le gamin d’onze ans que j’étais. Mais cela devint une habitude chez nous d’écouter la B.B.C. tous les jours. Il est probable qu’il en fut de même dans beaucoup de foyers. Même les occupants allemands, disait-on, écoutaient Londres; ils durent l’écouter encore plus en 1941, quand leur grande crainte fut d’être envoyés de ce pays de cocagne qu’était la France au front de l’Est ; sans doute se rendaient-ils compte que la B.B.C. était beaucoup plus objective et plus fiable que leurs propres radios. Songez que la B.B.C. nous annonçait parfois avec franchise :”Ce soir, les nouvelles sont mauvaises”. C’est surtout grâce à ses émissions que la France assommée et découragée reprit peu à peu espoir. Certes, on écoutait aussi Radio Paris, qui exprimait le point de vue officiel, exaltant de façon dithyrambique la grandeur du Maréchal “qui avait sauvé la France en 17 et de nouveau en 40 , épargnant à la France un désastre total, et l’appelant maintenant à la “Révolution Nationale”. Mais à mesure que les mois passaient, que l’occupation se faisait plus oppressante, que Vichy vantait la collaboration, que la vie quotidienne empirait –nombre de denrées se raréfiaient, –ce discours passa de moins en moins. Bordeaux était occupé par les Allemands, mais y apparurent aussi en 40 des Italiens: des équipages de sous-marins (?) Je les revois encore, en uniformes blancs, posant pour la photo au pied de la colonne des Girondins. On les détesta alors encore plus que les Boches, l’Italie de Mussolini nous ayant “poignardés dans le dos” alors que la défaite était déjà consommée.
Quelques jours avant le Onze Novembre 1940, le Service français de la B.B.C. donna à nos concitoyens une consigne : se rassembler ce jour-là sur la place principale de leur ville (à une heure de l’après-midi dont je ne souviens pas.) Il était précisé que ce rassemblement patriotique devait être silencieux. Nous voilà donc partis, les quatre enfants sous la houlette de notre mère,(notre père, lui, travaillait hors du département.) Je nous revois encore, sur les marches du Grand Théâtre, au milieu d’une foule imposante qui était de bonne humeur, le beau temps aidant. Nous étions aux premières loges et dominions la situation, c’était impeccable. Les gens autour de nous se parlaient calmement –demander à des Français de rester silencieux, ce n’était pas très réaliste. … Devant nous, la place, avec en son centre, un mât auquel flottait le drapeau allemand ; et, en arrière-plan l’hôtel chic qui devait abriter le gratin de la Wehrmacht–la Kommandantur ? Sur ce, une heure ayant sonné , nous eûmes droit à un spectacle habituellement réservé aux habitants du centre ville : trois soldats s’avancèrent et, tout à coup, arrivant près du mât, les voilà qui se mettent sur quelques mètres à marcher au pas de l’oie. Si les occupants avaient cherché une attraction pour nous faire rigoler, ils n’auraient pas trouvé mieux ! Un immense éclat de rire se fit entendre dans la foule, devant ce spécimen de la culture germanique . Peu après, les trois automates en vert de gris ayant emporté le drapeau, l’assistance se dispersa, le sourire aux lèvres en repensant au spectacle; on dit parfois que le rire est très bon pour la santé; eh bien, c’était le cas. Le traumatisme laissé par la défaite avait été oublié un instant dans cette petite revanche –mais par delà l’aspect “pied de nez” aux occupants, le gosse que j’étais, comme la foule, fut sensible à l’importance de ce rassemblement ; isolés jusque là, les auditeurs de la B.B.C., avaient maintenant une idée de leur nombre et de leur force.
A la même époque, il me fut donné , quand j’allais au Lycée Michel Montaigne, d’assister à des défilés: certains de ceux-ci étaient assez ostentatoires : les soldats allemands marchaient impeccablement, derrière un orchestre et une hampe d’où pendait une queue de cheval entourée (sauf erreur) de pendeloques en métal. Leurs pas frappaient le pavé bordelais bruyamment, suivant le rythme des chansons qu’ils chantaient à tue-tête. J’ai longtemps gardé en mémoire quelques paroles : “aïli, aïlo”, puis une pause, puis venait une sorte de dégringolade vocale qui m’amusait. Bon, la musique, passe, –d’ailleurs les chants des parachutistes allemands ont été adoptés plus tard par les paras français — mais ce qui paraissait très germanique et lourdingue et mettait les Français très mal à l’aise, c’était la hampe et sa queue de cheval qui faisait penser à un rituel païen, très ancien, très barbare. Une impression de force brutale couplée à une discipline de fer se dégageait de l’ensemble –(“l’invincibilité de la Wehrmacht”: la propagande nazie répétait aux soldats allemands qu’ils étaient les meilleurs–) Le pas de l’oie nous avait paru ridicule, le défilé derrière la queue de cheval, non !