Bordeaux occupé, en 1941 : Avec notre mère, nous marchions Cours d’Albret, avec l’intention de nous rendre Place Gambetta. Alors que nous approchions du croisement entre le Cours d’Albret et la rue du Coq, (ou la rue Prosper ?) un petit camion plate-forme ralentit pour tourner dans cette rue. Sur la plate-forme à l’arrière du camion était assis un homme en bleu de travail, adossé à la cabine dans laquelle se trouvaient deux de ses camarades .
Lorsque le camion prit le virage, nous vîmes rouler quelque chose qui, jusque là, était resté à côté de l’ouvrier assis : une miche de pain, qui tomba sur la chaussée.
A peine le pain eut-il touché le pavé bordelais qu’un piéton, surgi je ne sais d’où, accourut, le ramassa et s’enfuit devant nous sur le large trottoir du Cours d’Albret où il disparut en un rien de temps, homme en gris parmi bien d’autres …
L’ouvrier adossé à la cabine frappa sur la lunette vitrée qui le séparait de ses compagnons pour les alerter ; mais il s‘écoula quelques secondes avant que le camion ne s’arrête rue du Coq ; le temps que le pauvre gars explique les faits, le voleur devait être loin. Les trois hommes jugèrent qu’il était trop tard pour se lancer à la poursuite du «voleur» ; ils redémarrèrent.
Faut-il parler ici de vol et de voleur ? En un temps où la ration quotidienne de pain était de 275 grammes pour la majorité des Français, de 350 grammes pour les travailleurs de force, où beaucoup de gens n’avaient pas grand chose à mettre sur leur pain (bis), il n’y avait pas famine mais disette, ou comme on disait : “restrictions“ ; c‘était plus ou moins les mêmes légumes qui revenaient au menu des citadins : rutabagas, raves, choux, carottes, topinambours, courgettes, salsifis, épinards, etc , souvent des variétés fourragères. Avec ça, très peu de viande, très peu de beurre et d’huile, (denrées rationnées,) pas de café mais de l’orge grillé, pas de chocolat, pas de sucre mais de la saccharine … Dans ma famille, je sais que Maman, sachant que sa benjamine et surtout ses trois aînés étaient à l‘âge “ où l’on dévore,” craignait qu’ils ne fussent sous-alimentés et se privait pour eux ; ce qu’elle paya cher par ce que notre dentiste appela « une fuite calcique » .
Pour en revenir à l’histoire du pain de la rue du Coq, ajoutons que le « voleur » célébra peut-être cette aubaine, lui et les siens, le temps de quelques repas, mais il se peut aussi qu’il ait vendu l’objet du larcin au marché noir, ou qu’il l’ait troqué contre autre chose avec un voisin. Marché noir ? c’est un bien grand mot, vu la quantité très restreinte. Rien à voir avec les grands trafics louches impliquant l’abattage clandestin de gros bétail et autres ventes qui devaient procurer d‘énormes bénéfices .