Justice immanente

L’auto-stop, oui, je l’ai pratiqué sans modération entre 20 et 30 ans; après quoi j’ai eu ma voiture, et ç’a été à mon tour d’emmener des auto-stoppeurs. La plupart du temps nous étions deux, parfois trois, à auto-stopper ensemble; les conducteurs de voitures n’ayant en général qu’une ou deux places à nous offrir, notre groupe se scindait, puis se reformait un peu plus tard, comme ces nuées de poissons qu’on voit à la télé .

Ce qui était formidable, c’est que, quelques jours avant le week-end, rendez-vous était fixé dans telle ou telle localité ; chacun se mettait sur un bord de route le samedi en début d’après-midi et, croyez-moi, on arrivait toujours en quelques heures, parfois fort loin de notre point de départ. On passait le weekend ensemble, on était entre dix et quinze garçons et filles, on logeait dans une auberge de la jeunesse qui en général ne servait pas les repas, on mettait donc en commun nos aliments tirés du sac, (qu’on pouvait  réchauffer à la cuisine,) on avait des tas de choses à se raconter sur la semaine passée, sur le pays où nous étions : l’Écosse, sur nos découvertes, sur ce qui nous dépaysait et rendait ce peuple attachant, sur les plaisanteries traditionnelles, souvent au sujet des Anglais, ( L’un d’eux déclare:« I was born an Englishman and I’ll die an Englishman », à quoi un Écossais répond « Man, ye’re no ambitious ! » ) sur le legs du passé, (le kilt, bien sûr, le porridge, les cornemuses, les danses, les tartans, les clans, l’hommage au poète Robert Burns, le haggis, sans oublier le forgeron de Gretna Green, etc ).

L’idée de nous retrouver ainsi avait débuté à l’initiative d’une fille d’Angers, une chic fille, elle était l’organisatrice et l’âme de nos balades. Ainsi on alla en stop jusqu’au Lake District –au Sud, — jusqu’au Caledonian Canal et au Loch Ness — au Nord ; pour les Écossais, prendre quelqu’un en stop, je crois que c’était pratiquer l’hospitalité, tradition millénaire chez eux dont ils sont légitimement fiers. Notre groupe était international, puisque, en plus des francophones, quelques jeunes Écossais vinrent se joindre à nous, heureux d’échapper à l’inaction du week-end, de manger français, de chanter, de rigoler…Chacun payait son écot: la modique somme demandée par l’auberge de la jeunesse pour l’hébergement ; le repas, je l’ai dit, que chacun devait prévoir. La  plupart des jeunes de notre groupe gagnaient leur vie, comme assistant(e)s de français dans les écoles secondaires, comme employé(e)s dans les agences commerciales ou l’hôtellerie .

“Au bout d’un an, je fus rappelé en France… et aussi à l’ordre par mes parents, ils me signifièrent que la fête était finie, qu’il était temps pour moi de me colleter avec les problèmes de notre pays. Je décidai alors de finir cette belle année en beauté en traversant la Mer du Nord de Newcastle à Oslo sur un navire norvégien, et de là, de regagner la France en stop, par le chemin des écoliers : Oslo,  Stockholm, Copenhague, Brème, Hambourg, Amsterdam, Bruxelles et enfin Paris ; c’est ce que je fis — Une fois à bord du rafiot norvégien, j’étais très heureux de repenser à mon année en Écosse, pays à forte individualité ; mais si je m’y étais fixé, par exemple après avoir épousé  une Écossaise, je crois que j’aurais assez vite rué dans les brancards. Car dès le début je m’étais heurté à quelques réalités liées au rigorisme puritain : le dimanche, lendemain de mon arrivée dans la pension de Mrs K, je me retrouvai désœuvré quand vint l’après-midi ; (il pleuvait et le soir tombait tôt 😉 Je demandai à écouter de la musique ; Mrs K me répondit qu’on était le jour du sabbat, donc de la musique profane, non, pas question ; peu après, je suggérai innocemment de jouer aux cartes (dans mon enfance, j’ai été élevé au Nain Jaune, au Jeu des 7 familles, à l’écarté, au “bouchon..”) Ma logeuse et sa fille eurent un air horrifié, croyant sans doute (?) que je proposai de jouer pour de l’argent. Mrs K refusa,  et moi de mon côté ne demandai plus rien. Il me restait à contempler le rougeoiement du feu de charbon dans l’âtre ou à lire — mais là j’avais été imprévoyant. Soirée lugubre ; dans cette banlieue de Glasgow, pays minier, le puritanisme fondait –ou avait en partie fondu — comme neige au soleil, (par exemple les cinémas venaient de se voir accorder une séance le dimanche soir,) mais toute une atmosphère marquait encore les esprits. Il faut dire qu’en ces années soixante, les attentats des républicains irlandais en Ulster  ne faisaient que durcir le presbytérianisme calviniste– et alimentaient un anti-papisme virulent. Ma logeuse, comme ses voisins presbytériens, adressait à peine la parole à ses voisins catholiques d’origine irlandaise ou polonaise — des mineurs de fond ; et elle demandait, avec un léger sourire, quand je revenais de la messe avec quelque compatriote: “Il paraît qu’il y a pas mal d’odeurs  dans votre église, non ? » (La plupart des paroissiens étaient des ouvriers, et les salles d’eau devaient être rares) Chez beaucoup d’Écossais, la religion, qu’elle fût presbytérienne ou catholique, était teintée de rigorisme, parfois triste. Or mon éducation reçue dans ma famille et au lycée m’avait  plutôt enseigné qu’« un chrétien triste est un triste chrétien.»

L’année suivante, étant aux prises  avec des problèmes hexagonaux suivant le vœu de mes parents, je m’aperçus que bien des préjugés et étroitesses d’esprit règnent chez nous aussi ; que nous, Français, ne sommes pas meilleurs que les autres Européens — pas pires non plus, j’imagine, et pas beaucoup plus gais. Mais  excusez-moi, je m’égare …

Une fois à Oslo, je rencontrai quelques Français; je déclinai leur invitation d’aller sous le cercle polaire — c’était la grande mode, — bientôt, avec quelques jeunes de mon âge, j’envisageai d’auto-stopper d’Oslo à Stockholm; à l’époque, je crus la distance entre ces deux villes négligeable, faute de m’être penché suffisamment sur la carte ; mais une fois sur la route, je déchantai : les stops se faisaient beaucoup attendre, (il suffit d’un crime ou d’un reportage hostile pour que les conducteurs deviennent soupçonneux ou vous fassent des gestes peu amènes.) Le hasard voulut que mon compagnon routard eût un stop et partit en avant ; et moi, je marchai, je marchai longtemps, seul, dans des paysages de champs de céréales, sous un ciel orageux au soleil accablant. En pensant à ce soleil, je m’aperçois aujourd’hui que je mêle aux souvenirs de ce voyage d’autres souvenirs, ceux que, plus tard, m’a laissés le film d’Ingmar Bergman,« Les Fraises Sauvages,” œuvre puissante et dramatique où certaines scènes sont éclairées en surexposition. Le héros, Isak, grand vieillard, médecin et chercheur, voyage en voiture en compagnie de sa belle-fille et bientôt de trois auto-stoppeurs jeunes et gais, une fille et deux garçons, qui, en le quittant, lui offrent un bouquet cueilli au bord de la route. Isak somnole ; dans un rêve, il voit une horloge sans aiguilles, un corbillard tiré par des chevaux — et quand le cercueil tombe à terre et se brise, devinez qui apparaît ? Le voyage amène Isak à méditer sur son passé : il a été un jeune médecin enthousiaste, a connu des moments de tendresse, d’autres–plus nombreux– où il a été trahi et où progressivement il a fermé son cœur. (Chez Bergman, les rapports entre humains sont souvent tendus, accompagnés de griefs.) Je me souviens bien de ce film magnifique, mais pas du tout des Suédois qui me prirent en stop ; il est vrai qu’ils n’étaient pas loquaces, bien que parlant anglais, et je n’eus pas l’occasion de leur offrir un bouquet. Mais finalement j’arrivai à Stockholm, fourbu, assoiffé, couvert de sueur, mon sac à dos me paraissait peser trois fois son poids. Je me mis en quête de l’auberge de jeunesse ; en dépit de ma fatigue, je fus sensible à la beauté du spectacle de la mer et des navires, à l’alliance des couleurs nationales, le jaune et le bleu, à la majesté des palais construits au bord de la Baltique.

Le repas à Stockholm (d’après un fait réel)

A l’auberge, je trouvai quelques dizaines de Français, y compris le camarade dont j’avais été séparé ;  j’y fis aussi la connaissance d’un garçon singulier, Geoffroy, il possédait un bon répertoire de poèmes, de chants et de répliques théâtrales dont il aimait faire bénéficier ses semblables. Quand il nous récita la tirade du nez de Cyrano, son auditoire était sous le charme, y compris les quelques Suédois présents. A l’auberge encore, on me signala des lieux intéressants : le parc du Skansen avec ses maisons en bois des différentes provinces; le grand stade, où les Français se voyaient offrir l’entrée gratuite en ce 14 juillet ; enfin un restaurant à prix forfaitaire où l’on pouvait se servir de tout à volonté : ah, ça, ça tombait bien, je gardais de mon voyage un grand creux. Une douzaine de Français se retrouvèrent dans ce restau, d’un type nouveau pour moi; un imposant buffet contre un mur nous y attendait avec force plats –viande exceptée, elle achevait de rôtir.  Mes jours passés sur le rafiot norvégien, puis à Oslo m’avaient appris que les Scandinaves accompagnaient couramment leur repas d’un verre de lait; et aussi que leur cuisine était copieuse et saine, sans être extra. Voilà pourquoi, sans doute, plusieurs d’entre nous, une fois au buffet, n’hésitèrent pas à prendre une assiette de soupe blanche, « sans doute une variante du porridge,»  me glissa un de notre groupe.

Je me souviens de notre tablée : nous étions d’excellente humeur, le soleil brillait, nous nous disions qu’il y aurait beaucoup de belles choses à découvrir à Stockholm, pas seulement des runes et autres objets de musée. A un moment, alors que je discutais avec voisins et voisines, je ne vis pas s’approcher de notre table un gars de notre âge, un inconnu tout de noir vêtu, mais je l’entendis demander, sur un ton indigné, avec un très léger accent : « Comment ? Vous bouffez c’truc-là ? »  Sur ce, l’inconnu nous asséna, en détachant les syllabes et en ricanant: « C’est-de-la-soupe-de-sperme !» Un lourd silence,– décidément toute la tablée était atone ou quoi ? aussi l’individu répéta, (il devait s’énerver) : ” C’est de la soupe de sperme ! »   Alors Geoffroy, sur un ton de père noble : « Vous nous l’avez déjà diiiit , mon braaave ! Il faut vous soigner !!… et maintenant, vous pouvez disposer ! »  L’individu, l’air contrarié, tourna les talons et disparut. Là-dessus, un adulte imposant, maître d’hôtel ou directeur, arriva et se répandit en excuses : retenu dans une pièce à côté, il n’avait pu empêcher l’inconnu de venir nous importuner; Geoffroy lui ayant demandé qui était l’inconnu, il secoua la tête, l’air malheureux, puis lâcha : « Ce garçon ne vaut pas la peine qu’on en parle,»  puis une phrase en suédois, tandis qu’il s’éloignait ; une fille de notre groupe traduisit: « Et moi, je dois le supporter 24 heures sur 24 »            .

Le repas se poursuivit : le rosbif, les plats variés qui suivirent, le ou les desserts furent très appréciés ; quant au café, à cette époque où la Suède avait un train de vie que les ex-belligérants pouvaient lui envier, c’était un arabica doux et aromatique, nettement meilleur que ce que nous avions en France. La gaieté à notre table ne tarda pas à réapparaître, le groupe félicita Geoffroy de sa brillante répartie, il eut droit à un ban : il se leva et nous gratifia de plusieurs poèmes.

L’histoire pourrait s’arrêter là. Eh bien, le hasard en décida autrement : en fin de repas, je passai dans un couloir devant une porte entrebâillée ; des bruits étranges me parvenaient ; ayant jeté un oeil, je revis l’inconnu vêtu de noir.  Cette fois, le corps secoué par des spasmes, il était penché sur un lavabo et vomissait bruyamment.

+°+°+°+°+°+°+°+°+°+°+°+°+°+°+°+°+°+°+°+°+°+°+°+°+°+°+°+°+°+°+°+°+