L’histoire de mon séjour chez mes amis berrichons, les de T…, commença par une panne mécanique toute bête. Alors que je venais d’informer Maxime et Gabrielle de T… des résultats encourageants de nos recherches sur les O.G.M. à l’I.N.R.A., et que je m’apprêtais à laisser les deux époux sur le perron de leur petit château pour mettre le cap sur le Rouergue, ma Ford Mustang, d’âge canonique il est vrai, fit un caprice de star : elle refusa de démarrer ; j’en fus, vous vous en doutez, très vexé. Que faire ? En cet étrange mois de mai 2015, on se serait cru en novembre, brouillasse et vent froid dès seize heures. Maxime me fit remarquer avec le sourire que le réparateur automobile le plus proche, à 15 kilomètres m de là, n’allait pas se déplacer pour mon véhicule avant le lendemain matin ; puis je parlai d’auberge et les deux époux se récrièrent : « Ah, non ! non ! Vous n’y pensez pas ! Vous allez dîner avec nous et nous passerons la soirée au coin du feu ! » Vous devinez la suite : tout, depuis leur cordiale simplicité jusqu’au feu de bûches dans leur séjour, acheva de me convaincre. Et de fait, après un repas “à la fortune du pot” comme on dit, mais fort savoureux, on se retrouva devant une bonne flambée pour une soirée à l’ancienne. (Devant un bon feu, qui ne se sent pas très à l’aise ? moi, je me sens le frère de nos ancêtres du paléolithique… il est vrai que je venais de traverser le Grand Pressigny, célèbre pour ses silex taillés et autres “livres de beurre”…)
Notre conversation ce soir-là porta sur cette province assez secrète mais étonnante qu’est le Berry ; et de là, elle en vint à l’histoire du château qui m’accueillait. Ce qui amena Maxime de T…à nous faire ce récit :
« On ne saurait comprendre cette histoire sans se reporter à 1815, au retour en France de Louis XVIII après Waterloo. Nos manuels d’histoire mentionnent la Charte, les appétits et l’aveuglement des émigrés revenus au pays, les mesures impopulaires. Mais disons que le gouvernement d’alors essaya de redonner à la France son rang. Songez que Talleyrand en était. On s’aperçoit alors, entre autres choses, que notre économie a pris beaucoup de retard dans un domaine particulier : l’amélioration de la race chevaline. En France, les chevaux (omniprésents) sont vigoureux, ils tirent de lourdes charges après avoir tiré des canons, mais la France n’a pas, contrairement à l’Angleterre, de coursiers au corps fin et élégant, si prisés par les cavaliers ni de petits chevaux rapides convenant à des voitures légères .
Après enquête le gouvernement décide donc d’envoyer au Proche Orient une petite expédition ; elle naviguera jusqu’à un port de l’empire ottoman, et là, achètera des étalons et des juments pour les haras français L’expédition quitte Marseille, cingle vers l’Est et arrive à bon port . Dans la ville vivent quelques familles françaises ; le chef de l’expédition remarque parmi celles-ci un jeune homme d’une vingtaine d’années, très éveillé et connaissant manifestement le pays ; un courant de sympathie s’établit très vite entre eux ; il pose la question au jeune : serait-il disposé à servir de guide et d’interprète pour ses compatriotes ? Le jeune accepte ; mais il prévient qu’il faudra compter plusieurs jours de marche à l’intérieur des terres, dans une région accidentée et qui n’est pas des plus sûres. C’est là, chez les bédouins du désert, leur dit-il, que sont les plus beaux chevaux .
Guidée par le jeune homme, la petite troupe armée se met en marche, franchit des collines, puis de la moyenne montagne, puis une région caillouteuse et surtout désertique. Enfin apparaît un campement de bédouins. La groupe s’en approche; des gens qui ont l’air pauvres, farouches, certains avec des mines effrayantes. Le jeune homme rappelle à ses compagnons les règles à observer, et notamment de ne marquer aucune impatience, si les négociations leur paraissent durer plus que de raison . Ces bédouins, semble t il, apprécient qu’un de leurs visiteurs parle leur langue ; la petite troupe des Français est invitée à s’asseoir à l’ombre d’une tente ; bientôt les chevaux sont amenés, des bêtes ardentes, magnifiques. Nos compatriotes, à défaut de comprendre les détail des pourparlers, se doutent qu’après la tasse de café, les compliments et les considérations générales, une discussion s’engage sur l’essentiel : le prix demandé ; le ton des deux côtés devient plus âpre, tout le monde ressent la tension ; cela paraît interminable, mais que faire sinon patienter? Enfin il est manifeste que le marché est conclu. Les étalons sont amenés, chacun avec un licol est remis aux acquéreurs qui paient, heureux de se détendre les jambes.
Une demi-heure plus tard, sur le chemin du retour, quand le campement bédouin semble s’éloigner dans le lointain, un membre de l’expédition traduit l’impression générale en s’exclamant : « Ouf ! affaire faite ! on se sent soulagés ! » « Hum !» fait le jeune guide avec un petit rire, « détrompez-vous ; le danger est à son maximum ! Maintenant qu’ils nous ont vendu les chevaux, à quoi vont-ils s’amuser, croyez-vous ? à nous les reprendre, pardi ! A partir de maintenant, nous avons intérêt à marcher, fusils chargés, sans arrêt, jour et nuit.».
Les dires du jeune homme se révélèrent exacts : le lendemain, la petite troupe des Français fut soudain prise sous un feu nourri ; seulement la riposte fut immédiate et proportionnée : si les assaillants avaient compté sur l’effet de surprise, ils durent être déçus ; l’échange de coups de feu cessa bientôt. Par la suite, le retour se déroula sans encombre .
Comme la petite caravane approchait de la Méditerranée, les langues se délièrent : « Dites-moi ,» demanda-t-on au jeune héros: ” comment expliquez-vous ce jeu où l’on cherche à reprendre à coups de fusil la chose vendue ? Nos bédouins cherchaient-il à se distraire, à rompre la monotonie de la vie au désert ? Et comment saviez-vous qu’ils allaient nous attaquer? » « Ah, ça » répondit-il, « c’est leur drame. Cette tribu est pauvre mais n’est pas plus malhonnête qu’une autre ; son malheur, c’est d’être tombée sous la coupe d’un chef que l’on dit fourbe et sans scrupules »
Une fois les chevaux embarqués sur le navire français, le commandant de l’expédition s’adressa au jeune homme : « Il va être l’heure de nous séparer, et comme chacun ici, j’en serai triste. Nous avons apprécié votre connaissance du pays et des gens, et surtout vos qualités humaines… Vous nous avez rendu un fier service…J’ai une proposition à vous faire : si vous n’avez pas trop d’attaches ici, venez avec nous en France. A Paris, je me flatte de connaître des gens haut placés qui, je pense, sauront récompenser vos mérites .»
Quelques semaines plus tard, notre jeune fut présenté au roi Louis XVIII et à un ministre qui le félicitèrent et l’assurèrent de leur gratitude. De même que Napoléon aimait marier ses officiers les plus brillants à des jeunes filles de l’ancienne noblesse, Louis XVIII ennoblit le jeune expatrié et se plut à le marier à une jeune orpheline du Berry… « Le château où vous êtes notre hôte ce soir faisait partie de la dot.» Ici, Maxime de T… marqua un temps d’arrêt, puis ajouta : … « et vous avez devant vous le descendant de ces jeunes mariés de 1818 ! »