Central Park

Je connais Central Park, j’ai été New Yorkais ;
J’ai connu moi aussi les journées étouffantes,
L’asphalte ramolli, le soleil sans pitié,
Les tenues allégées et les extravagantes,
La Cinquième Avenue brillant de tous ses feux,
Les gratte-ciels se profilant sur le ciel bleu,
Les fontaines des rues à l’eau fraîche et légère,
On ne perd pas de temps, vite on se désaltère ,
Les vitrines, les gens, la bannière étoilée,
Les bus et les taxis dans l’ humaine marée,
Les robes échancrées et les maillots de sport ,
La clim des magasins et l’étouffoir dehors ;
Le planton en livrée sous le dais d’un hôtel
Qui vous regarde en coin en regardant le ciel ;
Le promeneur de chiens menant son attelage
De grands et de petits, côte à côte, bien sages,
Les plaques des chaussées d’où la vapeur s’élève
Comme si un volcan ajoutait à la fièvre ;
Les pompiers qu’on entend dans une rue lointaine
Qui , — allons-y les gars ! — actionnent leur sirène,
Et la surprise que le Parc nous réservait :
Les calèches rétro, luisantes, pomponnées ,
Et des chevaux encor, noirs, ceux des policiers ,
L’odeur du crottin frais au pays de l’ Auto,
Et les fouets, perchoirs appréciés des moineaux ;
Alors que les cochers causent sous les ombrages
Leurs chevaux dans la rue n’ont pas tant d’avantages ,
Les naseaux dans un sac, entre deux petits sommes ,
Ils paraissent mâcher tout le jour leur chewing-gum .

Quelque chose est dans l’air ;
ah , bien sûr ! c’est dimanche,
Les enfants ont fini de jouer aux Comanches,
Et ils savent fort bien qu’ils ont droit aujourd’hui
A ce qu’ils ont nommé : balade au paradis ;
On les mène au zoo où la foule déferle
Et se fait rafraîchir par les jets d’eau en perles,
C’est là que l ‘otarie, à l’heure du poisson,
Se tape sur le ventre avec son aileron,
Que les singes repus vous renvoient illico
Le pain, même français, les bagels, les gâteaux ;
Le petit maladroit dont le ballon s’envole,
Qu’un marchand de ballons compatissant console ;
Et puis, un peu plus loin, tous les marchands de glaces
Presque aussi entourés que le lama qui crache,
La foule de l’été qui se meut lentement
Et parle aux animaux affalés sur le flanc .
+°+°+°+°

Sur des routes barrées par de grands panonceaux
On voit des tout petits zigzagant à vélo,
Avec, veillant sur eux dans la légère pente,
Leurs mamies près de là, présence souriante,
Des amis des oiseaux férus d’écologie,
Des athlètes passant de la gym au frisbee,
Des gens pressés, frais émoulus d’un symposium,
Qui ont trois jours pour explorer la Grosse Pomme,
Des experts en fusées discutant de chimie ,
Et prophétiquement quelques vélos-taxis
Qui annoncent déjà : “Le pétrole est fini !”

Un cycliste à gibus, suant dans son maillot,
Salue un Oncle Sam, vêtu d’un grand drapeau,
Salue les amoureux transis qui, à voix basse,
Se racontent leurs vies et bientôt se rembrassent ;
Déballant leur saxo avec leur pique-nique,
Des amateurs venus nous offrir leur musique ;
Plus loin des chanteurs noirs lançant des vocalises,
–Mais un merle jaloux avec eux rivalise;–
Après un temps d’arrêt devant des trompettistes
Passant du New Orleans (1) au jazz avant-gardiste ,
On aperçoit bientôt en bordure d’un champ
Des filles, des garçons vêtus de longs rubans
Bariolés, et mimant le récit éternel
D’un jeune révolté au logis paternel
Réclamant haut et fort sa portion d’héritage
Qu’il dissipe bientôt dans son vagabondage ;
Et plus tard, affamé et devenu porcher
Il dispute aux pourceaux de quoi se sustenter ;
Son âme peu à peu renaît à la lumière,
Son père est plein de joie, son aîné en colère.
(La mise en scène ici parvient à rendre drôle
Des faits et gestes qui, d’autres fois, nous désolent :
Le héros et ses courtisans des temps prospères
Ont brusquement un groin et en fouillent la terre ;
Sur ce, notre affamé, frappant ses compagnons,
Se jette goulument sur des gousses infâmes
Qui lui donnent bientôt un affreux vague à l’âme –
D’où chez le spectateur rire et réflexion.)

(Ici Woody Allen me dit, hochant la tête,
“Eh, Frenchie, tu n’as vu dans ce parc que la fête” .
“Sans doute, cher Woody , était-ce un jour de grâce ?
Et j’ai cru bon, vois-tu, d’en garder quelques traces” .)

Je voudrais terminer sur des faits qui m’étonnent :
Dans cette île où les prix des terrains sont énormes,
Honneur aux citoyens qui ont conçu si grand (2)
Au temps où Manhattan avait encor des champs !
Honneur aussi au Comité des Bienfaiteurs
Dont les point d’eau calment la soif des promeneurs ;
Au lieu de tout garder de leurs gains en affaires
Ils ont changé leur or en boisson pour leurs frères ;
Ainsi leur souvenir est partout bien vivant ;
Je pense à eux parfois en me désaltérant !

Fin de la 1ère partie

SECONDE PARTIE : LA TOMBEE DE LA NUIT

La magie de ce parc, hélas, décroît beaucoup
Quand le soleil se rend à d’autres rendez-vous ;
A l’heure où un vent frais fait frémir les feuillages
Surgissent des sous-bois d’inquiétants personnages,
Comme si revivaient, fantômes effrayants ,
Les hors-la-loi de l’Ouest, hirsutes et méchants ;
Alors le New Yorkais se souvient tout à coup
De l’émission d’hier soir “La Grosse Pomme et vous “
Qui lui a montré mort un paumé ( un poète ?)
Sous la lune yankee,(3) hélas, restée muette ;
(Sur de tels faits on lit statistiques et chiffres
Dont les honnêtes gens horrifiés s’empiffrent.)
Les policiers voient bien s’éclipser les badauds
Mais doivent leur rapport au grand chef Corvino
Près de qui se blottit son célèbre pitboul ;
Il tremble, le limier, il a la chair de poule !
Notre ami se méfie de ces flics qui discutent ,
Vont-ils laisser filer la criminelle brute ?
“Corvino”, se dit-il, “Ah! Quel vieux cabotin !
Ce n’est qu’à la télé qu’il coince l’assassin !”
Là-dessus notre ami se joint à des joggeurs
Dont l’étrange parcours lui cause des frayeurs ;
Lorsque des cris perçants s’élèvent d’un fourré,
Seul un Samaritain ose s’en approcher.
Notre sportif plus tard dira à sa très chère :
“Dans ce grand parc où hier tu répondis : “O.K.
Quand mon coeur enflammé te dit qu’il t’adorait,
Nous n’irons plus au bois sans un bon revolver.”

Conseil d’un New Yorkais à un ami français :

« Un conseil, cher Frenchie : si, par inadvertance,
Tu te trouvais un soir dans le Parc sans défense,
Conserve ton sang-froid ! Réfléchis ; défie-toi
Des sentiers enjôleurs qui t’appellent tout bas ;
Il te faut retrouver le chemin du zoo ,
C’est là qu’est le salut ! Vas-y ! pique un galop !
Le tigre, pour la nuit, dispose d’une hutte,
Tu l’as vue ? Glisse t-y, pousse tous les loquets ;
Te voilà à l’abri des brutes,
Beaucoup plus en sécurité !

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Reconnaissance d’une dette : les dix derniers vers ( Conseil d’un New Yorkais …) s’inspirent de très près d’un poème d’Ogden Nash, humoriste new yorkais. ( 1902-1971 ) Merci Ogden.

(1)”New Orleans” , prononcé à l’américaine: New Orlinns , (3 syllabes ),

(2) Central Park : 341 hectares

3) La lune n’est-elle pas un peu yankee depuis que l’astronaute Neil Armstrong , de la mission Apollo 11, y planta la bannière étoilée en 1969 ? .

Sur Central Park, article très documenté dans Wikipedia.