En 2011, alors que je dînais chez des amis, la conversation m’amena à parler de la plage de Lacanau-Océan que j’ai connue étant enfant, dans les années 1934-35- 36. Mes parents habitaient alors Bordeaux et chaque année ils louaient une villa à Lacanau . Sur cette côte l’Atlantique déploie sa majesté impériale mais aussi ses colères et ses perfidies : il paraît calme tel jour, mais dès le lendemain tout change, de gros rouleaux se suivent dans un grondement continu qui rappelle le tonnerre ; j’imagine que ces rouleaux du Golfe de Gascogne s’apparentent à la “barre” que l’on voit en Afrique, aussi les surfeurs viennent-ils s’entraîner dans ces grandes vagues, mais chaque année, hélas, des courants — dus à des bancs de sable changeants — entraînent des imprudents vers le large.
Dans les années 1933-34-35, j’étais encore petit, je m’amusais surtout dans l’eau tiède des “baïnes”; en revanche, mes deux aînés –mon frère et ma soeur qui abordaient l’adolescence — s’avançaient de plus en plus hardiment dans l’océan , ce qui angoissait beaucoup ma mère — elle nous l’a confié plus tard.
Bon, j’en reviens à mon propos : au début de 2011, chez nos amis T, j’en vins à évoquer la plage de mon enfance et quatre personnages : trois hommes et une femme quelque peu hors du commun et qui, de fait, se tenaient à l’écart, près de leur canoë (qu’ils étaient les seuls à posséder sur cette plage.) Leur peau, qu’ils devaient enduire d’huile, était sombre et comme tannée par le soleil alors que leurs cheveux étaient plutôt clairs ; ils étaient connus de tout le monde à Lacanau-Océan : c’étaient “les Russes blancs”.
En m’entendant parler des Russes blancs , mon grand ami D. , sans attendre la suite, prit la parole : “Ah, les Russes blancs, je n’ai pas pour eux beaucoup de sympathie. Ces Russes, partisans du tsar, combattirent la Révolution de 1917 et après quelques succès initiaux, furent vaincus.” Je n’en veux pas à D, dont le coeur est très “progressiste” d’avoir de l’antipathie pour la cause contre-révolutionnaire de ces gens-là –mais son jugement me chagrina .
Voici pourquoi : imaginez à Lacanau une belle journée d’été et beaucoup de monde en train de se baigner, le grondement des rouleaux et le spectacle des nageurs dont certains s’éloignaient du rivage. Imaginez soudain une sorte de décharge électrique dans la foule : ” Le nageur là-bas…. il a l’air de se noyer !” La nouvelle se propageait à toute vitesse ; et alors, les Russes, jusque là passifs apparemment sur le sable, entraient en action : ils tiraient jusqu’aux vagues leur canoë, sautaient dedans, pagayaient ferme ; arrivés devant les grands rouleaux, ils attendaient le moment favorable pour “couper” la barre qui parfois les repoussait ; alors, de nouveau ils souquaient ferme pour franchir l’obstacle avant que la masse d’eau ne s’abatte, enfin ils passaient, au prix d’un effort synchronisé magnifique ; puis ils recherchaient le nageur en détresse ; et enfin ils revenaient sur la grève et y déposaient un être inanimé. Le petit gosse que j’étais était tenu éloigné des badauds qui formaient un grand cercle …
Un tel sauvetage avait lieu plusieurs fois dans le mois que durait notre séjour. Le travail accompli aujourd’hui par les sauveteurs, avec leurs aqua-scooters, leurs hélicos, leurs drones, tout leur matériel de communication, c’étaient les Russes blancs qui s’en chargeaient à la force des bras et — j’imagine– bénévolement ; apparemment impassibles, sans esbroufe, ils semblaient mépriser le danger ; peut-être leur intention était-elle de remercier notre pays pour son accueil ? Je ne sais. Comprenez-vous pourquoi tous les habitués de la plage les admiraient ? Et pourquoi le jugement de D., froid comme un couperet, me fit de la peine ?