” Monsieur, lorsque vous avez écrit :”Il faut cultiver notre jardin” et que, passant à l’acte, vous avez labouré un de vos champs à Ferney, votre esprit, dans un éclair prémonitoire, a franchi d’un bond près de trois siècles, ce qui fait de vous un précurseur émérite de l’écologie. De cela, de votre combat contre des jugements iniques, de votre génie qui a fait feu des quatre fers dans tant de domaines et éveillé tant d’intelligences, la postérité, je pense, tiendra compte, cela doit jouer en votre faveur….Toutefois un de vos écrits fait tache, et risque de vous faire beaucoup de tort.”…
–“Vous voulez dire que je risque la prison ? Bah, mes séjours à la Bastille n’ont pas été si désagréables” !…
— “Mais les prisons de nos jours passent pour être sinistres…j’ai pour vous trop d’amitié pour ne point vous le dire”. .
— “Alors dites-moi, lequel de mes écrits”…?
— “Ce qui selon moi peut être retenu à charge contre vous, c’est surtout :
“Écraser l’infâme”; vous étiez si content de cette formule percutante que vous en avez fait la conclusion de nombreuses lettres: l’Eglise catholique n’y est pas mentionnée nommément, mais le contexte montre que, pour vous, l’infâme, c’est elle ; or la Justice aujourd’hui qualifie de tels propos d'”incitation à la haine religieuse” ou “incitation à la violence” et, croyez-moi, elle ne badine pas là-dessus”!
—“Monsieur, pensez-vous que des êtres humains assez cultivés pour lire mes écrits, des esprits policés, doués de raison, éclairés, ont versé le sang ? Non, je ne le puis croire, d’autant que, comme tous les grands écrivains des Lumières, j’ai appelé de mes vœux une évolution des institutions et repoussé avec horreur l’idée d’un bouleversement violent” …
— “Hélas, c’est pourtant ce qui s’est passé…avant-même la fin du siècle : les révolutionnaires ont égorgé, décapité, fusillé, noyé dans la Loire, laissé mourir à petit feu sur des pontons des centaines de catholiques, hommes et femmes, religieux et laïcs, qui étaient à leurs yeux des ennemis fanatisés ; ( Il est vrai que catholicisme et attitude contre-révolutionnaire étaient souvent liés. Mais hélas de nombreux historiens dans le passé ont fermé les yeux sur ces atrocités ou même les ont justifiées en invoquant La Patrie en Danger!) Parmi les acteurs de la Révolution, ce sont les plus enragés tels que Marat, certains représentants en mission ou les tricoteuses, tous ceux qui hurlaient “à mort! à mort!” ce sont eux qu’on nous montre surtout et qui nous dégoûtent, plus encore que leurs instigateurs. Cela étant, votre violence à vous s’est épanchée dans vos écrits. Vous vous êtes délecté méchamment, oui, des défauts et des ridicules de vos congénères– à commencer par les écrivains qui ne pensaient pas comme vous; vous avez fait de Fréron un être plus venimeux qu’une vipère ; vous avez rabaissé Jean-Jacques Rousseau –très grand penseur, ne vous déplaise— en lui écrivant :”On n’a jamais employé tant d’esprit à vouloir nous rendre bêtes; il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage”. Et vous avez été à deux doigts d’humilier le roi de Prusse en publiant ses “poésies”, lui qui était pourtant votre admirateur et votre mécène! Les fauves déchirent leurs proies, certes, mais c’est le propre d’un intellectuel comme vous de blesser avec une jubilation qui témoigne d’un coeur terriblement sec. Alfred de Musset a vu juste lorsqu’il a remarqué votre “hideux sourire,” proche du ricanement. Dès lors, n’avez-vous pas été responsable à quelque degré du sang versé ? Car les futurs tueurs vous admiraient, ils vous ont accueilli triomphalement quand vous êtes revenu à Paris en 1778, puis vous ont glorifié en vous portant au Panthéon, ils vous ont idolâtré ; ils n’ont que trop bien, comme vous le recommandiez, écrasé leurs adversaires, sans la moindre pitié ; vous avez été pour eux un héros, un maître à penser, un grand “influenceur”, ou, comme on dit aujourd’hui : un gourou. Voilà à quels excès “Écraser l’infâme” a abouti !
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