Toi, tu seras pendu !

Je retrouve une photo prise en 1946 mais bien conservée. On y voit un copain et moi, détendus et souriants, marchant côte à côte, dans une rue bien connue des Poitevins, la rue Gambetta. Dans le Poitiers de 1946, « faire la rue Gambett » était pour les étudiants la distraction n°1, qui avait le mérite d’être gratuite (A vrai dire, il n’y avait pas beaucoup d’autres distractions.) Partant de la Place d’Armes, face à l’Hôtel de Ville, on se dirigeait vers la rue des Cordeliers, et de là vers la place de N.D. la Grande, belle église romane, dont la façade était encore protégée par des sacs de sable. Après quoi on reprenait la rue Gambett’ en sens inverse; parfois on était deux, parfois plus, l’effectif variait : en chemin, certains se joignaient au petit groupe, d’autres le quittaient, quand un ou plusieurs courageux nous annonçaient qu’ils « retournaient chez eux bosser.» On discutait de tout ce qui fait la vie des étudiants : les cours, les profs, les examens, les conférences publiques (qui attiraient beaucoup de monde,) les nouvelles locales, l’actualité nationale et internationale, celle-ci assez chargée maintenant que la guerre froide et le rideau de fer remplaçaient « la guerre, la vraie.»  En France, les communistes du P.C.F., les socialistes de la S.F.I.O. et les centristes chrétiens du M.R.P. sortaient des élections à peu près à égalité. Mais le Parti Communiste Français, par son journal   «L’Humanité,»  le dynamisme de ses militants et le nombre de ses « compagnons de route » semble être alors dans une phase ascendante …et irrésistible ; il se proclame le premier Parti de France, le Parti de la Résistance et des fusillés, le Parti des patriotes, le Parti des travailleurs et de la justice sociale, etc ; et il est le frère du grand parti marxiste-léniniste qui gouverne l’Union Soviétique sous la conduite du «génial» Staline. Le P.C.F. annonce qu’il parviendra au pouvoir avec l’aide des forces «progressistes» par des moyens légaux –les élections–; mais beaucoup de Français se méfient et le voient plutôt installé par un « coup » venu de l’extérieur (comme à Prague,) qui sait ? après un déferlement des blindés soviétiques sur l’Europe occidentale … Toutefois on n’en est pas là, vu la formidable puissance de l’Amérique .

La photo de 1946 dont je vous ai parlé montre seulement deux personnes, mon copain et moi ; si elle avait été prise quelques instants plus tard, elle montrerait un troisième personnage qui se joignit à nous. Le visage du nouveau-venu, –appelons-le T– me frappa tout de suite par son étrangeté : non pas qu’il fût laid, mais son regard était froid, presque impassible ; ses yeux étaient au ras du visage, au lieu d’être en retrait dans des orbites ; en l’observant, je ne pus m’empêcher de penser à des yeux de poisson ; curieux, non ?

Nous continuâmes la conversation précédente sur les archaïsmes de l’agriculture française et les mutations qui s’imposaient : ce sujet étant lié à la bouffe, beaucoup de gens en discutaient et pas seulement les journalistes, car les restrictions alimentaires se poursuivaient, «tout comme au temps de l’Occupation,» affirmaient les mauvaises langues, de sorte que même des étrangers au monde de l’agriculture étaient sensibilisés à ce sujet.

T. entra dans la discussion. Il nous dit, avec beaucoup d’assurance que la campagne morcelée en parcelles minuscules et entourées de haies devait disparaître, qu’à sa place on créerait des champs s’étendant à perte de vue, que l’usage des bulldozers, des tracteurs et des charrues multisocs permettrait d’effacer tous les obstacles : les haies, les clôtures, les sentiers, les fossés,  ainsi que  certains bois, certains pacages, certains bâtiments. Le but de ce traitement de choc étant de produire plus  — PRODUIRE, la grande cause nationale —

Chose étrange, tout le temps que cet étudiant nous parla, j’avais présent à l’esprit un coin de campagne proche de Poitiers, un vallon en forme de grand berceau très vert aux pentes douces, avec des parcelles encloses de haies ; j’avais été sensible à son charme au temps de l’Occupation chaque fois que, sur ma bicyclette d’ado, je parcourais quelques dizaines de km pour aller dans des fermes « au ravitaillement »  .

Dans le discours de T, je reconnus d’abord des critiques  disons : « classiques,» puis je me sentis de plus en plus en désaccord avec ses propos. Mon gros bon sens (paysan?) se hérissait devant tant de démesure. A cette époque, le mot-même d’« écologie » était inconnu, mais je crois que je formulai  des objections écolo avant la lettre. Remembrer pour créer de vastes champs, oui ; mais je dis à T. que vouloir supprimer des haies, des fossés, des sentiers, des bosquets, etc, de façon systématique me paraissait très excessif, que les creux des vallons se rempliraient d’eau avec les pluies du printemps, ce qui ferait pourrir les semences, que les vents et les gelées feraient plus de dégâts dans ces vastes champs ; enfin, que chaque région de France avait son individualité : le Poitou par ex. ne devait pas être traité comme la Beauce, etc, etc. Je ne me souviens pas de tout ce que je dis ce jour-là avec quelque vivacité. Et c’est alors que ce garçon répliqua en élevant à peine la voix et en détachant les mots : « Toi, tu seras pendu !». Et  il ajouta entre ses dents quelques mots où je compris : « lorsque nous serons au pouvoir.»
En entendant ces paroles, je ne m’émus pas, (mes réflexes, je dois l’avouer, sont assez lents ;  on m’a souvent sorti des amabilités telles que  «  Tu n’est pas de ceux qui dégainent plus vite que leur ombre,»)  Je ne répondis pas sur le même ton, pas plus que je ne lui « volais dans les plumes » ; de l’ironie, pas davantage ; non, je haussai les épaules. C’est seulement plus tard, en mesurant la gravité de ses propos, que je me dis : « cette face de poisson n’est peut-être qu’un pauvre c..» mais aussi un fanatique.

Je ne jugeai pas ses paroles exactement sous l’angle de la morale, pas plus que du droit, bien qu’il y ait eu menace de mort ; j’étais surtout choqué parce qu’une loi non écrite avait été violée : la rue Gambetta, depuis bien des lunes sans doute, était pour les étudiants un espace de libre expression et de divertissement ; c’était aussi, (des adultes nous le disaient, et plus tard je m’en suis  rendu compte,) un lieu de discussions libres, enrichissantes et formatrices ; j’aimais bien marcher dans la rue “Gambett'”, rue presque piétonnière, j’en aimais beaucoup l’esprit détendu, convivial, où la rigolade avait sa place. Donc les insultes, la violence, les menaces étaient éminemment déplacées et odieuses,  (comme elles l’auraient été au cours d’un match de volley, mon sport favori.)

Tel fut mon premier « accrochage » avec un étudiant communiste, un stalinien à œillères, me direz-vous. Cet incident marqua mon esprit : je ressentis de plus en plus le  caractère monstrueux de sa phrase et je détestai de plus en plus les “cocos”;  Je décidai de ne plus frayer avec eux. Seulement, dans l’année qui suivit, je dus poursuivre mes études en Sorbonne, et là je rencontrai des militants plutôt sympas, intéressants, avec qui on avait plaisir à discuter tous azimuts. Ayant été «échaudé » je les observai en prenant mes distances, mais je ne pus m’empêcher d’admirer leur zèle de propagandistes : ainsi, sur le « Boul’Mich,»  deux d’entre eux encadraient  un            ”  prospect » (comme dirait un commercial,)  et lançaient un sujet qui leur permettait d’exposer leur doctrine tout en marchant. A la Sorbonne, ils profitaient d’une pause entre deux cours : l’un d’eux s’écriant devant des dizaines d’auditeurs : « Tu te rends compte ? même au nord de la Sibérie, leurs scientifiques font pousser des pommiers !  et au Sud,  pour irriguer des champs de coton, ils détournent des fleuves !  Ah, ils sont forts, les gars ! » (Lyssenko n’était pas encore tombé de son piédestal et la mer d’Aral n’était pas encore asséchée )

A quelques temps de là, il y eut l’affaire de mon exposé : j’eus à en préparer un sur un livre de Carlyle, écrivain écossais ; mes nouveaux « amis » et moi, dont deux filles que je connaissais de vue, on en discuta autour d’une table chez un étudiant en philosophie ; à une époque (le 19ème siècle) où l’on redécouvrait les travaux impressionnants et la sagesse des moines du Moyen Âge,  Carlyle faisait un éloge enthousiaste de leur règle « Laborare est orare », (« travailler c’est prier ») et d’un prieur énergique, un meneur d’hommes.  A mon tour, dans mon exposé, je dis mon admiration pour la maxime latine et pour ce personnage hors du commun. Mon auditoire salua le sérieux de mon travail ; après quoi vinrent les critiques : mes camarades me montrèrent que Carlyle, comme tous les écrivains de droite, béait d’admiration devant l’homme providentiel, le chef ; et moi qui avais partagé son enthousiasme, je m’étais laissé entraîner sur une pente en somme  « fascisante. » Tout cela, dit avec tact et avec le sourire ; leur dragée était sucrée/poivrée, elle ne  blessait pas. On se charriait un peu. Je leur avais dit, pour les tenir à distance, que j’étais chrétien (pourtant ma foi d’alors était tiède;)  dès lors il y eut entre eux et moi une estime réciproque, non dénuée de piques, (« le christianisme, c’est la vieille chanson qui berce la misère  du peuple » (1) mais je me souviens surtout de plaisanteries sur le caractère ringard de l’Eglise : Denis, le plaisantin du groupe, nous soutint qu’au Vatican le pape et une dizaine de cardinaux se distrayaient de temps en temps en disputant sur un circuit une course genre Ben-Hur, chaque cocher dans une seda gestatoria (à roues); et il ajoutait gravement : “C’est assez casse-cou, on y tombe de haut.” Moi de mon côté je leur demandais: « Dites-moi, vos amis les Russes, ils n’en ont pas marre d’adresser des louanges hyperboliques à un vieux, tellement vieux qu’il ne doit pas les entendre, et lorsqu’une jolie petite fille  lui présente des fleurs, il a beaucoup de mal à tenir le bouquet tellement il tremble ? »  Plus tard, je leur appliquai une citation biblique que j’aime assez : « Ils ont commis un double méfait : il m’ont abandonné, Moi, la source d’eau vive ; et ils se sont creusé des citernes…des citernes fissurées qui ne retiennent pas l’eau ! »  (Jér.2-13.)

 Peu après, de nouveau , mes camarades me firent la leçon : je venais de dire mon admiration pour « Action Aid,» organisme anglo-saxon qui apportait des secours d’urgence à des Africains qui mouraient de faim. « Ecoute, me dit un camarade, nous autres, marxistes, ne sommes pas contre l’action caritative d’urgence ; seulement, cette aide que vous chrétiens, vous organisez — en faisant du bon boulot, c’est vrai,- elle a un gros défaut : elle s’en prend à  la surface de la misère … mais elle ne touche pas aux structures socio-économiques qui sont le substrat de cette misère. Les marxistes, eux, apportent au Tiers-monde  le développement. »   Je ne sus que répondre : à l’époque je ne connaissais pas le CCFD, (D comme : Développement)

Encore un « sermon » ! à propos de livres cette fois. Et ici je me marre doucement ; pourquoi ? Je vous le dirai tout à l’heure. Un prof de Sorbonne cita en exemple dans son cours un roman spiritualiste, de Huysmans, je crois. Je commençai à le lire. Et comme par hasard, peu après, une grosse voix se fit entendre à la fin d’un cours : « Peuh! ce genre de bouquin finira sa carrière dans les poubelles de l’Histoire ! »  Je savais que les communistes classaient les œuvres  en deux catégories : les progressistes d’un côté et les réactionnaires de l’autre : un manichéisme et une intolérance qui me hérissèrent encore plus quand j’appris que l’étudiant à la grosse voix n’avait rien lu de Huysmans !

Je vous ai dit que ce sujet des livres me fait rigoler : parce que, une trentaine d’années après mes études en Sorbonne, il m’arriva après un dîner de discuter avec S., femme vive et franche qui enseignait la philosophie. Un jour elle nous confia en souriant :       « Oui, mon mari et moi, dans les années 60, nous nous sommes laissé entraîner dans un accès d’enthousiasme à acheter les Œuvres Complètes de Lénine, quelques 17 volumes ornés de belles reliures ; je les ai dans mon bureau…tout un rayonnage ! …mais je vous avoue que je ne les ai jamais ouverts ! »

 Je pense souvent à mes camarades communistes, à tous ceux qu’il m’a été donné de côtoyer, le bon Dieu m’ayant accordé de vivre encore en ce second millénaire,– sans pendaison jusqu’ici.–  A mesure que, dans la « patrie du Socialisme,» étaient révélés l’étouffement des libertés, l’horreur du  goulag et des asiles psychiatriques, les mensonges de la propagande, les purges où, par dévouement pour le Parti, les accusés (traités de “rats visqueux” et de “vipères lubriques”) reconnaissaient des crimes qui leur étaient « suggérés,»  etc,… à mesure que le mur de Berlin, puis l’URSS s’effondraient, que la Chine rouge à son tour versait dans un culte effréné de la personnalité, je me suis souvent demandé comment ils avaient évolué. Leurs jugements sont-ils aujourd’hui plus nuancés ?   Sont-ils nombreux à ne pas avoir « viré leur cuti ? »  Ont-ils perdu leur enthousiasme et sombré dans une désillusion désespérée ? Les meilleurs d’entre eux,  je le sais, se sont reconvertis dans l’action humanitaire, parfois dans l’action politique et humaniste. Je conserve pour eux de l’estime et je me dis que, dans certains cas, ils s’indignaient d’injustices auxquelles je restais aveugle et sourd tellement je me laissais accaparer par des choses futiles et  terre à terre ; ils avaient vu juste aussi, bien avant la plupart de nos concitoyens, sur la nécessité d’émanciper les peuples colonisés ; oui, je suis heureux d’avoir connu ces colleurs d’affiches, ces assidus aux réunions de cellule, je les ai vu donner de leurs forces, de leur temps, de leurs biens pour leur idéal de justice; ils ont beaucoup donné… avant de s’apercevoir que leurs citernes étaient fissurées et fuyaient.