Ah ! l’imbécile !

C‘était plusieurs années après le grand psychodrame de Mai 68. Un jour que nous recevions notre ami le juge T°°°et sa femme, la conversation en vint à un fait divers qui, à l‘époque, venait de marquer les esprits, du moins en France : une jeune gauchiste, ayant volé une boîte de foie gras dans une prestigieuse épicerie de luxe parisienne (laquelle fait de bonnes affaires et n’a nul besoin que je la nomme) l’avait offerte à des nécessiteux dans un bidonville près de Paris.  Après avoir été appréhendée par la police, elle venait de comparaître en correctionnelle ; et là avait écopé de six mois de prison.

« Ah ! l’imbécile ! »  s’exclama notre ami juge ; je ne compris pas tout de suite qu’il parlait de son collègue parisien, l’auteur de la sentence. Voyant mon air étonné, il me dit :  « Cette jeune femme n’est pas une voleuse ordinaire tirant profit de ce qu’elle dérobe : elle a voulu aider ses semblables. Alors ? la mettre à l’ombre pour ça, vous ne trouvez pas que c’est excessif ? » Puis il ajouta en baissant la voix : « Elle a donné ce qui ne lui appartenait pas, bon, là elle a eu tort, mais quand même ! moi, j’admire son geste ! »

Il faut vous dire que, dans ma jeunesse, mon éducation bourgeoise ne m’avait guère entraîné à contester les décisions de justice. Voilà pourquoi l’exclamation  « Ah ! l’imbécile !»  venant d’un magistrat et s’appliquant à un confrère me laissa stupéfait et même scandalisé ; moi qui ne connaissais à peu près rien au monde de la justice, j‘étais persuadé en ce temps-la que deux juges ne pouvaient qu‘être en tous points d’accord .

Quant à la « voleuse », comment ne pas reconnaître en elle désintéressement, générosité, provocation non exempte de fantaisie, à en juger par le choix du produit ? Moi qui n’avais guère apprécié l’irréalisme et/ou la démagogie de certains meneurs en Mai 68,  j’admirai cette fille parce qu’elle, au moins, était passée à l’acte.  Son mouvement impulsif (?) de privilégiée, (?) son souci d’excellence gastronomique — avec en prime une aura symbolique,– m’apparaissaient plus chouettes que bien des discours contestataires. Dommage que sa carrière ait été interrompue : son larcin suivant aurait pu être une bouteille de Sauternes, pour accompagner dignement le foie, (Je vous recommande cette alliance.)

Bon ; il est temps que j’arrête, que je ne me laisse pas aller sur le toboggan des éloges :  J’idéalise une fille qui (peut-être ?) m’aurait craché à la figure à travers la grille d’un parloir en me criant qu’ « elle n’avait rien à f… de ma sympathie ni des éloges d’un juge, « chien de garde de la société capitaliste, (« comme toi-même, face de rat !»  comme les flics, les profs, les curés, les parents et j’en passe ! »

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Étant descendu de mon 3ème étage le soir venu, je captai au vol, en ouvrant la porte sur la rue, des propos dont je ne pus identifier l’auteur :     « Ah ! l’imbécile ! Ça lui apprendra … elle aurait mieux fait de se le garder pour elle, son foie ! » A quoi une autre voix répondait : « Y a des gens, hein, que ne feraient-ils pas pour passer au J.T. de 20 h » ? .

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Ce soir-là je somnolais ; les ailes du rêve m’emmenèrent dans un appart’ où j’entendis bientôt des gauchistes-maoïstes parisiens qui venaient d’apprendre la nouvelle de l’arrestation et tenaient un conciliabule : « Dire que nous pensions avoir une bonne militante, eh bien, m…, c’est raté!  Quelle imbécile !  Et dire que, dans mes cours de formation, je soulignais constamment que “la lutte anticapitaliste, ça ne consiste pas à donner la becquée aux exploités, ça n’est pas le Secours Catholique ; non non, faut pas confondre ! Nous autres, nous sommes des combattants, nous devons foutre en l’air le système, détruire le mal à la racine et pour cela changer les structures ! Oui, ce sont les structures économico-socio-politico-culturelles qu’il nous faut abattre par la violence ! Une fois les structures subverties, le noyautage bien avancé, le feu passera au vert pour la Révolution Prolétarienne !»
« Cette fille nous semblait intelligente et enthousiaste, elle pigeait vite, posait de bonnes questions, confectionnait mieux que les autres les cocktails Molotov, alors, pourquoi son geste d’aujourd’hui ? Pourquoi tout à coup ce sentimentalisme fleur bleue ou (qui sait ?) cette ferveur évangélique ? Est-ce dû à un nouvel amoureux ? Ça m’dépasse ! »

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L’exclamation de mon ami le juge T. “Ah ! l’imbécile !” a été comme un caillou faiseur de ronds dans l’eau de ma conscience. Quelques années plus tard, une pauvre femme fut traînée devant un tribunal parce que, crime abominable, elle avait fait sur son compte courant un découvert ….d’une trentaine de centimes (de francs) ! Les “chiens de garde “ du capitalisme se ridiculisaient de nouveau. Aujourd’hui j’accueille les décisions de justice avec un zeste de scepticisme (d’ailleurs mon ami le juge T°°° lui-même soulignait ce qu’avait d’imparfait ses propres sentences, vu le flou dans les éléments qu’il recueillait et le peu de temps dont il disposait pour examiner chaque cas, puis juger “en son âme et conscience.“ )

(De même aujourd’hui j’accueille avec beaucoup d’esprit critique l’attribution des Prix Nobel de la Paix : en 2004, la Kényane qui fut récompensée par le jury suédois était certes une écologiste très active ; avant même d’entrer au service de l’ONU, elle encourageait ses consœurs africaines à planter des arbres pour lutter contre le déboisement : voilà pour le positif.
Mais deux choses en elle me choquaient et n’avaient pas, semble-t-il, rebuté le jury du Nobel : elle avait déclaré lors d’une campagne électorale que les métis africano-indiens devraient être chassés du Kénya ; et par ailleurs que l’excision était une coutume africaine ancienne et des plus respectables, et que les blancs feraient bien de ne pas s’en mêler. (Source : le journal “Le Monde”)

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Après avoir idéalisé l’héroïne flamboyante au foie gras, (Je pense à elle souvent : qu’est-elle devenue ? Quelles sont ses convictions aujourd’hui ? Comment juge-t-elle le geste de sa jeunesse ? un peu foufou mais d’un idéalisme si sympathique,) revenons à la question de l’aide apportée à des gens dans le besoin : je remarque que beaucoup des copains de la jeune gauchiste, ceux-là mêmes qui, dans les facs, refaisaient le monde en Mai 68, désormais “plus graves et plus sages,”, se sont tournés qui, vers l’action humanitaire, qui vers l’action politique, sans renier complètement leurs convictions antérieures. Les meilleurs d’entre eux ne pratiquent plus le lancer de pavé, (ni de la boîte de foie,) mais essaient jour après jour d’améliorer le monde ou d’en soulager la misère — et ils ne le crient pas forcément sur les toits —  ils méritent bien cet hommage .

Le don que pratiquent les membres actifs des organismes humanitaires découle –entre autres– de l’amour du prochain; cet amour, dans le cas de Jésus-Christ, est allé jusqu’au sacrifice suprême, mais il est plus courant que l’être humain donne, momentanément ou non, de son temps, de sa santé, de son confort, de ses biens.

Dans un pays qui inscrit la fraternité parmi ses idéaux, on peut se demander si celle-ci est pratiquée par beaucoup de gens, par ex. sous forme de dons. Cette question vaut la peine d’être posée car les militants de la solidarité fraternelle, (de l’action caritative) rament à contre-courant des valeurs qui prédominent  aujourd’hui : individualisme, hédonisme, recherche du profit, repli sur soi.  Voici à ce sujet la protestation de celui qui a été le plus populaire des Français : peu avant sa mort en 2007, l’abbé Pierre a écrit : « La majorité d’entre nous va bien et, petit à petit, elle en oublie son devoir de fraternité envers ceux qui, eux, ne vont pas bien. Si la majorité n’a plus le sens de la fraternité et qu’elle pense : « moi d’abord, ma maison, mon frigo, mon bien-être, le reste je m’en fiche,» alors cette démocratie court à sa perte.»

Voyons maintenant ce que pense un théologien, Benoît XVI: « Cette fraternité, les hommes pourront-ils jamais la réaliser par eux seuls ?  La société toujours plus mondialisée nous rapproche, mais elle ne nous rend pas frères. La raison, à elle seule, est capable de comprendre l‘égalité entre les hommes et d‘établir une communauté de vie civique, mais elle ne parvient pas à créer la fraternité. Celle-ci naît d’une vocation transcendante de Dieu Père, qui nous a aimés en premier, nous enseignant par l’intermédiaire du Fils la charité fraternelle.» (“Encyclique “Caritas in veritate”) (Charité signifiant  amour de  Dieu et du prochain.) Et voici un point de vue complémentaire : St Paul écrit aux Corinthiens : “Que chacun donne comme il a décidé dans son cœur, sans regret ni contrainte, car Dieu aime celui qui donne joyeusement “. (0-6 10 )

On connaît  la  formule de Diderot: « Il ne suffit pas de faire le bien, il faut encore le bien faire,» maxime de bon sens qu’illustre la fable de La Fontaine sur le pavé de l’ours ; qu’illustre aussi une suite au Forum de Davos de 2005 , relatée par l’article “Economie” de  P-A. Delhonnais dans Le Monde des 25-26 Octobre 2009 :  « Après un discours du président tanzanien décrivant les ravages du paludisme dans son pays, l’actrice Sharon Stone, invitée d’honneur, s‘était levée et avait offert 10 000 dollars pour l’achat de moustiquaires. Elle avait exhorté le reste de l’assistance à l’imiter. En quelques minutes, 1 million de dollars avaient été collectés …. Embrassades, remerciements, larmes. La suite, moins connue, est moins glorieuse : la distribution gratuite de 300 000 moustiquaires perturba gravement le travail des O.N.G présentes sur le terrain, causa des dégâts collatéraux ( marché noir, gaspillage, reconversion en filets de pêche,)  déclencha la colère dans les régions voisines qui ne bénéficiaient pas de cette largesse, enfin provoqua la ruine des fabricants africains de moustiquaires et détruisit des centaines d’emplois.»

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Le journaliste du Monde poursuit : « Sharon Stone, Bono, Bob Geldorf, toutes ces belles âmes défendant le noble combat de l’aide occidentale à l’Afrique, tous « ces militants de la morale,» l‘économiste zambienne Dambisa Moyo ne les aime guère. « La culture pop, écrit-elle, a donné une impulsion considérable à la conception erronée selon laquelle l’aide (=le don) peut remédier à la pauvreté généralisée.»
On sent de la colère dans l’essai très dérangeant de Dambisa Moyo  intitulé : « L’aide fatale » ( Lattès editeur).
« L’aide a été et continue d‘être un désastre total sur le plan politique, économique et humanitaire,» écrit-elle. Le journaliste du Monde rend compte de son livre : « Malgré les 1000 milliards de dollars versés au Continent, le revenu réel par habitant dans l’Afrique subsaharienne est inférieur à ce qu’il était dans les années 1970 ; plus de 700 millions d’Africains vivent avec moins d’un dollar par jour, et le taux de pauvreté extrême est passé de 11% à 66%. L’espérance de vie stagne, un enfant sur 7 meurt avant l‘âge de 5 ans, l’alphabétisation est inférieure à ce qu’elle était en 1980 et près de la moitié des pays vit sous des régimes non démocratiques.»

L’aide a-t-elle été mal utilisée, a t elle été insuffisante ?  Non, nous dit Mme Moyo. C’est l’aide qui porte en elle les maux qu’elle prétend combattre : Corruption et irresponsabilité des gouvernements, épargne découragée au profit de la consommation, inflation favorisée ; investisseurs privés évincés, exportations étouffées.
Même s’il date, (2009,)  ce point de vue paraît intéressant : il expose la difficulté qu’il y a à aider des pays pauvres à “décoller.”
Les solutions proposées :
– Le recours aux marchés internationaux de capitaux, comme l’ont fait des pays émergents asiatiques ;
– le développement des intermédiaires financiers, notamment par le microcrédit.
– que l’Occident mette fin aux subventions versées à son agriculture ;
– qu’il imite la politique chinoise du donnant-donnant (investissements dans les infrastructures (ex: un stade) contre matières premières.)

Le réquisitoire de Mme Moyo contre l’aide occidentale (pas absolument nouveau) mérite examen parce qu’il a été écrit par une Africaine, économiste de surcroît, (elle a travaillé à la Banque Mondiale à Washington, à Harvard et à Oxford,)  il mérite examen aussi parce que — Mme Moyo l’a souligné, — les drames de l’Afrique sont presque toujours expliqués à l’Occident par des Occidentaux et non pas, comme il serait plus normal, par des Africains .
Ce réquisitoire contre « l’aide fatale,» « l’aide qui tue, » paraît trop systématique pour ne pas être injuste à quelque degré . D’ailleurs , si vous exposez la thèse de Mme Moyo à un membre d’une organisation humanitaire, il vous répliquera que l’aide d’urgence ne saurait être remise en cause, sinon on laisserait mourir des affamés.
Il faudra sans doute que les économistes et les décideurs politiques, lecteurs du bouquin, sachent en prendre et en laisser. C’est ce que suggère le titre choisi pour son article par le journaliste du Monde : « Plus de Moyo, moins de Bono.»
L’auteur de ce blog, qui n’est pas économiste, croit bien faire, amis lecteurs, en vous faisant connaître ce débat stimulant sur un sujet capital.