Paris brûle-t-il ? (Août 1944) Version originale

« Le front Est allait mal, l’Ouest n’avait plus de front,
Les chars alliés fonçaient vers nous à toute allure ;
J‘étais censé tenir Paris, ville peu sûre,
Quand soudain dans la nuit sonna le telephon : »

« Une voix éraillée me tira de mon lit ;
J‘étais mal réveillé mais en gros pus comprendre
Que si Hitler m’avait confié le Gross Paris,
C‘était pour (avec peu de moyens) le défendre.»

« Chol-titz !»  me cria t il, « faites péter les ponts !
Incendiez le Reichstag ! Que déborde la Seine !
Et matez les Français, éternels trublions ;
Cho-ltitz, écoutez-moi, und nicht räsoniren ! » (1)

« Brûlez ! Faites sauter ! Le feu ! Le feu et l’eau
Doivent collaborer pour détruire la ville !
Et puisque les Yankees craignent tant les bacilles,
Faites sauter les hôpitaux ! »

« Brûlez, faites brûler les musées de Paris !
Et les livres aussi qui puent la décadence,
Les parlottes sans fin de la démocratie,
Et la culture  et la licence ! »

« Chol-titz, exécution ! » Je criai : « Heil Hitler ! »
Puis je le regrettai, j’avoue, j‘étais perplexe,
« Heil Hitler !» chez certains, c‘était comme un réflexe ,
Mais plus chez moi : autant péter dans un concert ! »

« De retour dans mon lit,  je vis dans un brouillard
Le führer débordé, Paris, la belle France,
Et là des Huguenots qui s’enfuyaient hagards
Et me semblaient crier vengeance ! »

« Chol-titz, votre rapport !  Ho ! Paris brûle t- il ? »
De nouveau le führer était au bout du fil,
Là-bas dans son bunker, où bouillait son génie
Et je devais calmer (comment ?)  sa frénésie ;»

« Soudain, grésillement continu sur la ligne !
Et je me dis : « Tiens, tiens ! Faut-il y voir un signe ? »
Alors je m’exclamai : « Ecoutez, mein führer !
Ecoutez crépiter le feu dévastateur ! »

« Oui, Paris est en feu ! Dans la chaleur torride,
Paris se meurt de soif : plus le moindre liquide !
L’incendie colossal vole de rue en rue…»
Mais ici, j’arrêtai : Hitler n‘écoutait plus »

« Il poussait maintenant des cris de joie obscènes,
Ravi du feu d’enfer dont il se délectait ;
Là-dessus je revins lentement me coucher ;
Pourquoi avoir menti à cet énergumène ? »

« Et qu’allait entraîner ma désobéissance ?
M’apprêtais-je à trahir ? Était-ce déjà fait ?
Et mon vieux projet de vengeance ?
Dans un rêve, Hitler me faisait fusiller.».

« Quand vint le clair matin, il sentait fort la poudre ;
Je consultai Von ‘Lock : on allait en découdre,
Et là-dessus le telephon s’interrompit ;
Comme tout un chacun,—- je pris la B.B.C.»

« Sept heures, je pensai : Il est encore temps
D’obéir … mais alors … pourrai-je dans la glace,
La conscience en paix, me regarder en face ?
Vais-je associer mon nom à un crime infamant ? »

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« Message ultra secret, Service des Écoutes : »
« J’entends des chars français qui vers Paris font route,
Un dénommé — Le Klär ? — semble les commander,
Ils parlent de casser la croûte,»
(Sans doute un message crypté ?)
Des Français ! C’était le bouquet !!!»

« Ces Français que naguère on nous disait vaincus,
Voilà qu’avec des tanks ils nous tombaient dessus !
Partout on mijotait notre Bérésina,
Des maquis, des avions harcelaient nos convois,
Et c‘était notre tour de garnir de feuillages,
Sous des regards narquois, en un piteux reflux,
Triporteurs, corbillards, vélos, chevaux fourbus,
Un bric-à-brac qu‘éclaircissaient les mitraillages ! »

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A BADEN – BADEN , VINGT ANS APRES

Le général :

« Vous devinez pourquoi moi, de noble famille
(Qu’il appela Chol-titz : pour qui se prenait-il ?)
Je m’opposai cette nuit-là à sa démence ?
M’a t-il pris par hasard pour son petit laquais, (2)
Ce minus que ses hurlements faisaient ramper ?
M’a t-il pris pour un forcené sans conscience,
Prêt à tous les forfaits pour venger nos malheurs ?
Mon indignation fit pencher la balance
Et me lança bientôt au sentier de l’honneur ;
J’y vis –trop tard,hélas– le lumineux sillage
Des meilleurs d’entre nous : de Klaus, de Bonhoeffer,(3)
Idéalistes purs et finalement sages !

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« J’ai toujours trouvé nuls le Walhalla des Dieux
Et la guerre « fraîche et joyeuse, »
Et pourtant j’ai beaucoup donné à cette gueuse
Qui m’a pris tant d’amis par le fer et le feu ! »

« C’est en quarante-trois, dans l’immense Russie,
Que nous fûmes battus, qu’un ressort fut brisé ;
Et cette triste année fut encore assombrie
Quand me fut dévoilé un terrible secret :
Mon bon cousin Lucas, médecin spécialiste,
Me confia qu’ on l’avait appelé dans un camp
Qui crachait sa fumée sur des landes sinistres ;
Il se doutait un peu de l’horreur là-dedans.
Le chef de cet enfer craignant l‘épidémie,
Lucas passa trois jours dans leur infirmerie,
Étudia, rassura et fit tout ce qu’il put
Pour apporter du réconfort aux détenus ;
L’histoire finit mal : par des gardes S.S.
Écrasant la bonté qu’ils appelaient faiblesse. »

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« Maintenant qu’on revoit de semblables horreurs,
La torture et la mort et la loi du talion,
Je pleure comme un gosse et j’ai la rage au cœur,
Car moi aussi, j’ai soutenu à ma façon
La domination de sanglants prédateurs !
Moi aussi,  j’ai fait régresser l’humanité
Et le monde, depuis, continue de brûler ! »

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« Le sang, la faim, le froid et la honte du crime :
L’Allemagne vaincue fut plongée dans l’enfer
Où se trouvaient mêlés bourreaux comme victimes.
Oui, chacun d’entre nous a expié dans sa chair ; »

« Ma famille a perdu sa belle résidence
Dans la province qu’on rendit aux Polonais ;
Par bonheur des copies montrant mon ascendance
Témoignent de tableaux que la guerre a brûlés ; »

« Moi qui voulais venger — lorsque j‘étais enfant, —
Mes aïeux huguenots cités comme modèles,
Dus renoncer à mon projet extravagant
Qui aurait apporté des misères nouvelles ; »

« Me serais-je insurgé en mon âme et conscience
Si mes aïeux n’avaient dit “non” et tout quitté ?
Ils payèrent très cher aux octrois de l’errance :
Deux d’entre eux dans les eaux du Rhin se sont noyés ! »

« Au temps où je rêvais à mes lointains ancêtres,
Je me voyais un jour possesseur du château ;
La vie n’a pas voulu que j’en devienne maître ;
Pourtant ils m’ont légué un trésor bien plus beau :
C’est leur Livre de Vie, l’immortel Évangile,
Qu’essaient de supplanter des êtres orgueilleux,
Des colosses aux pieds d’argile ;
La Bible, mon soutien dans les temps difficiles,
Me redit chaque jour la tendresse de Dieu.»

 

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« Le front russe m’avait marqué d’une brûlure,
Je gisais nuit et jour sur un lit de douleur ;
Comment ne pas penser à toutes les blessures
A l’Europe infligées par la folie d’Hitler ? »

« Je m‘étais pris pour un surhomme et un guerrier,
J’avais versé le sang et nié la souffrance ;
Et voilà brusquement que je faisais pitié,
Du moins je fus vite rapatrié – ô chance ! »

« Le jour où je crus voir Goebels (4) dans l’hôpital ,
Je hurlai ! Je hurlai mon dégoût et ma rage !
Car je pensais au mal fait par ce personnage ;
C‘était mon obsession : partout était le mal ; »

« N‘étais-je pas moi-même une brute de guerre,
Un pion sur l‘échiquier de notre état-major ?
Je ne valais pas mieux que tous mes congénères :
Je pris Sébastopol, certes, mais que de morts !» (5)

« Et je songeai aussi à l’Europe occupée
Où le pire ennemi se nommait Gestapo,
Des hommes froids et durs aux paroles plombées ;
Le peu qu’on en savait faisait froid dans le dos.»

« Sorti de l’hôpital, les grandes retrouvailles
Ne purent m’empêcher de penser aux combats,
A mes subordonnés restés dans la bataille,
A tous les combattants qui ne reviendraient pas ;»

« Les Russes peu à peu gagnèrent mon estime,
La Très–Sainte Russie dans leur cœur revivait,
Ils me semblaient souvent miséreux et sublimes,
Tous les envahisseurs ils les avaient défaits :

« Suédois, puis Français, et puis nous, Allemands …
L’hiver nous piégea tous dans les steppes immenses,
Mais surtout nous avions minoré la vaillance
De ce peuple inférieur, selon nos dirigeants ;»

« C’est vrai que, très longtemps habitués à craindre,
Ils nous semblent parfois brisés, sans idéal,
Et pourtant, je l’ai vu, ont commencé à poindre
Des bourgeons engourdis sous un froid glacial ;»

« Pour moi, quand j’ai connu leurs églises dorées,
Leurs icônes, leurs chants si graves, si puissants,
J’ai incliné mon front vers le sol de Crimée,
La foule autour de moi respectait mon tourment ;»

« Là-bas, Orientaux et Gréco-catholiques
Désirent de tout cœur l’unité des Chrétiens ;
Je l’ai vu dans des bourgs où l‘église de brique
Sera l’oeuvre de tous et phare de demain.»

« Nous nous étions promis, quelques amis et moi,
D’aider à restaurer un lieu prioritaire ;
Eh bien, le croiriez-vous ? Ce fut un sanctuaire
Qu’ils voulurent bâtir pour leur commune foi ! »

« Dire que leurs romans encor nous interpellent !
C’est à eux que je dois ma résurrection ;
Car ils m’ont ramené à la Bonne Nouvelle
Dont m’avait détourné le temps de l’action .»

« Voyez-vous, mes amis, la chose merveilleuse,
C’est que Dieu m’a fait signe à moi, un vieux soudard ;
J’ai du prix à ses yeux, moi, la brebis galeuse,
Il ne m’a pas laissé me perdre dans le noir ! »

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(1) Nicht räsonieren : n’ergotez pas !

(2 )   « petit laquais »: surnom  donné par ses pairs à un haut gradé flagorneur : il applaudissait toujours aux “intuitions” du führer, contrairement aux autres membres de l’Etat Major, qui osaient exprimer leur désaccord.

(3) Klaus von Stauffenberg ( 1907-1944) Cet aristocrate était le descendant d’un maréchal et, du côté de sa mère, de Gneisenau. Après avoir été amputé d’une main et avoir perdu un oeil en Tunisie, (1943) il fut versé dans les réserves dont il devint chef d‘état-major avec le grade de colonel (début juil.1944.)  Mais déjà il avait pris contact avec la conjuration visant à écarter du pouvoir Hitler et les nazis. Il en vint à penser qu’il fallait aller jusqu’au meurtre du dictateur ; il avait accès aux réunions du grand état-major et faisait le lien entre plusieurs groupes de conjurés, militaires et civils ; ceux-ci auraient formé un gouvernement et auraient sollicité une reddition honorable ; catholique fervent et profondément hostile à Hitler, Klaus von Stauffenberg déposa une bombe au Q.G. du führer à Rastenburg, entendit l’explosion et regagna Berlin où le putsch se déclencha (20 juillet 1944) Mais Hitler ne fut que légèrement blessé et le complot échoua. Stauffenberg fut fusillé le soir même. Cet échec entraîna de multiples arrestations et exécutions (entre autres, du général Beck ; du chef du Service des Renseignements, l’amiral Canaris ; le suicide du maréchal von Kluge ; cependant que le maréchal Rommel, qui avait approuvé le complot reçut l’ordre de se suicider ; la propagande nazie prétendit que sa voiture avait été mitraillée d’avion, ce qui permit au régime de lui faire des funérailles nationales. Chaque année ,le 20 juillet, les Allemands commémorent la tentative de Stauffenberg, ce militaire  idéaliste qui rêvait d’une Sainte Allemagne.

Bonhoeffer (Dietrich)    Pasteur et théologien luthérien, (Breslau, auj. Wrocklaw 1906, ; camp de concentration de Flossenburg, 1945)   Il s’engagea dans le combat de son Eglise contre l’idéologie nazie dès l’accession de Hitler au pouvoir (1933). Dans ses écrits, (de 1937- 1938) il affirme l’exigence de la foi et la responsabilité de l’Eglise dans le monde. Activité pastorale, universitaire et œcuménique. (Voyage dans les pays anglo-saxons, admiration pour les gospels entendus à Harlem, liens de sympathie avec l‘évèque anglais Bell.)  Il contribue avec Niemöller à la création de la Ligue de Détresse des pasteurs pour venir en aide aux pasteurs persécutés par le régime, en particulier ceux d’origine juive.  En 1936, il lui est interdit d’enseigner à l’Université de Berlin ; en 1938, d’y résider ; en 1940, de prendre la parole en public —et il doit signaler ses déplacements à la police. L’attentat de Klaus von Stauffenberg le 20 juillet 1944 compromet les amis et le beau-frère de  Bonhoeffer ; déjà arrêté en avril 43, il est interné en camp de concentration et pendu deux ans plus tard .

(4) Goebbels : ministre national-socialiste de la Propagande .

(5)  Le général  Dietrich Von Choltitz : (né en Silésie en 1894, mort en 1966,) combattit en 14-18,  combattit de nouveau pendant la Seconde Guerre Mondiale (prise de la forteresse de Sébastopol, en Crimée,) fut blessé ; combattit en Normandie, fut nommé le 7 août 1944 gouverneur militaire de Paris, (entretien avec Hitler : est effaré de voir l’état de délabrement nerveux de son chef,) éluda l’ordre célèbre de celui-ci d’incendier Paris. Lui-même dans ses Mémoires a écrit qu’il n’aurait pas pu commettre un tel crime contre l’homme et la civilisation;  des historiens ont signalé le rôle joué par le consul général de Suède à Paris, Raoul Nordling, excellent négociateur, qui proposa une trêve entre les forces allemandes et la Résistance française et qui signala à Von Choltitz qu’en cas de destruction de la capitale, il serait condamné comme criminel de guerre. Fait prisonnier, Von Choltitz fut relâché en 1947.

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PARIS BRÛLE T-IL ? VERSION  (ENCORE PLUS) ORIGINALE :

L’honneur des Von Choltitz , comme il eût été bête

 qu’il partit en fumée née de mes allumettes !                                                         

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