Désiré, sergent recruteur

D’après la lettre envoyée par un poilu à sa famille (et publiée par sa petite nièce en décembre 2014 par le bulletin de l’émission télé  “Le Jour du Seigneur”)

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«  Après la bataille de la Marne, le front s’était stabilisé, des tranchées avaient été creusées, qui s’étendaient de la Mer du nord aux abords de la frontière suisse. C’est à quelques dizaines de kilomètres de la Suisse, pays neutre, que notre unité tenait un secteur. Étions-nous gagnés par le tranquille pacifisme de nos voisins helvètes ? En tout cas, nous étions éloignés des grands affrontements. Là où nous étions, les duels d’artillerie, les échanges de coups de feu entre tranchées  étaient suivis d’une, parfois de deux semaines de pause….D’un boyau à l’autre, à défaut de se voir, on entendait souvent ce qui se passait « en face » : ainsi, un éternuement était parfois salué par la formule courante: « A tes amours !» un concert d’harmonica, un chant repris en chœur chez l’ennemi, étaient parfois applaudis, même si, peu après, un poilu s’écriait amèrement: « Ah, les salauds, faut croire qu’ils ne pataugent pas dans la gadoue, eux ! ils doivent avoir une cagna « cinq étoiles ! » à quoi le sergent, un flegmatique, répliquait : « T’en sais rien, on n’a pas été voir ! »

Eh bien, justement, “on” alla voir, et voici pourquoi : habituellement à chaque pause, les soldats dans notre tranchée jouaient à la belote à quatre pour passer le temps ; mais un jour, un des joueurs, ayant fait une mauvaise chute qui lui cassa quelques côtes, ils ne furent que trois sachant y jouer. Et ces trois de se morfondre. Là-dessus, fatigué de tourner en rond — si l’on peut dire : dans un boyau, c’est difficile, — l’un d’eux, Désiré, le pince-sans-rire de la compagnie, s’écrie : « Il n’y a plus qu’à inviter un gars d’en face !»  Cette suggestion fit s’esclaffer certains, d’autres ironisèrent : « C’est ça , oui !…tu fais copain-copain  avec l’ennemi … et puis t’as droit à douze balles dans la peau !..»  alors, Désiré, en manque de distraction  et sans doute excédé, annonça : « Eh bien, moi, j’y vais !» Et ça ne traîna pas; le sergent n’eut pas le temps de retirer sa pipe de la bouche que Désiré était en mouvement ; il repoussa le drapeau blanc qu’un de ses copains lui tendait, puis enjamba le parapet. Comment les choses allaient-elles tourner ?  Imaginez la tension. L’ami qui avait proposé le chiffon blanc (plutôt crade) l’agitait nerveusement au dessus de la tranchée. Chose rassurante, du moins : ceux d’en face ne tiraient pas. Quelqu’un fit remarquer que Désiré ne parlait pas un mot de leur langue ; et chacun de nous songeait à son sourire qui découvrait ses dents, ce sourire désarmant qui, à première vue, lui donnait un air de « simplet du village » — mais l’instant d’après, ses yeux malicieux et ses propos  montraient qu’il était diablement futé et qu’on s’était laissé prendre…

Il se dirigea vers la tranchée adverse ; puis on ne le vit plus ; il avait franchi les barbelés, puis leur parapet.  De longues minutes s’écoulèrent. Avait-il été fait prisonnier ?  Mais tout à coup, il réapparut, accompagné d’un gars qui, à part l’uniforme et le calot, ne nous sembla pas très différent de nous.  Au fur et à mesure que Désiré et lui approchaient, on vit que l’Allemand avait l’air intimidé et même grave, mais Désiré tournait vers lui son sourire et quelques paroles à mi-voix. Quand ils furent dans la tranchée, il y eut quelques poignées de main, quelques signes de tête ; puis Désiré pointa son doigt vers l’Allemand : « au fait, comment t’appelles-tu ?» L’homme répondit : « Dietrich »   « Moi, c’est Désiré … celui-ci, c’est Fernand … et celui-là,  Jean »   Dietrich répéta : « Désiré… Fernand… Jean..» « Bon, suffit ; maintenant tu connais les esprits éminents qui ici jouent à la belote, tes partenaires” “Ach , ia , partner », dit Dietrich.  « Bravo ! tu apprends vite !” lui dit Désiré, ce qui fit rigoler tout le monde, y compris le nouveau venu. Il s’avéra bientôt que Dietrich connaissait quelques mots ayant trait au jeu : “trèfle, carreau, etc ; par la suite on s’aperçut qu’il en retenait pas mal d’autres, quand il n’en devinait pas le sens à  l’intonation. Désiré était content ; quand Dietrich retourna à sa tranchée le soir, il dit de l’Allemand : ” C’est une bonne recrue.» Certains, dans notre tranchée, étaient moins enthousiastes : “Oui, il a l’air sympa ; l’ennui, c’est que, dès qu’ils sont dans une troupe où ils reçoivent un flingue et un casque à pointe, ils deviennent de vrais sauvages ! >»  Là -dessus,  le troupier Sylvestre poussa une gueulante : « Mais dites donc, vous êtes aveugles ou quoi ?  Votre « brave gars » , y comprend tout ce que vous dites !  y cache bien son jeu, l’espion ! »  à quoi Désiré répliqua : « Ouais , il va faire à Hindenburg des révélations fracassantes sur les règles de la belote en France et sur les femmes dans les rêves des soldats français  … T’as raison ; c’est très très grave !”

Le soir, après le départ de l’Allemand, plusieurs d’entre nous demandèrent à Désiré : « Alors , cette tranchée des Fridolins ?    Elle est si chouette que ça ? »  « Allons donc ! pour autant que j’aie pu voir, l’allemande et la française se ressemblent comme deux gouttes de boue, oui ! » « Et comment as-tu dégoté ta bonne recrue ? »  Désiré nous raconta que, là-bas, trois hommes s’étaient portés volontaires pour jouer avec les “Franzosen”; ” Ils parlaient tous très fort, jusqu’à ce qu’un sous-off rondouillard  s’interpose, obtienne le silence, puis se mette à chantonner un truc très rythmé du genre : “Am Stram Gram”, etc — version germanique et baryton — « Ainsi a été désigné le gagnant.».

Le gagnant revint dans notre tranchée le lendemain et le surlendemain ; il jouait en homme réfléchi, réservé, méticuleux ; on l’appréciait de plus en plus …
En venant chez nous, il nous avait fait confiance. On ne pouvait pas, bien sûr, l’interroger ; les sujets qui fâchent étaient nombreux et on ne pouvait pas lui poser des questions indiscrètes. Pendant ces quelques jours, à défaut de conversation  franco-allemande, notre trio de beloteurs, quand j’y pense, fit de grands efforts, au début,  pour  montrer à notre invité qu’on l’appréciait ; ensuite pour « lui en mettre plein la vue, » comme des petits mômes épatent leurs camarades à la récré avec leurs  billes de couleur…nous lui offrions à table le foie gras, le pâté de lièvre,  le pain blanc, le roquefort, le bon vin, les crottes en chocolat— que nous extrayions de colis envoyés par nos proches. (Qu’en pensait-il ? je ne sais, il restait songeur, et même semblait à certains moments au bord des larmes.)  Puis chez mes amis joueurs, à ce désir d’épater se mêla un calcul  qui se glissa comme un ver dans une pomme, un calcul légèrement machiavélique : voyant que  Dietrich faisait honneur aux merveilleux produits de nos terroirs, nous l’y  encouragions…et  nous souriions sous cape, en pensant qu’il raconterait ses mémorables festins à ses copains de la tranchée et surtout aux civils de l’arrière, s’ils l’interrogeaient ; ça inciterait ces malheureux, abonnés au pain caca et aux patates sans beurre, à se révolter, ainsi nous hâterions la fin de la guerre. (Et qui sait ? Peut-être avons-nous effectivement hâté la fin de la guerre ?)

Seulement, nous, dans notre passion pour la belote, nous n’avons pas vu venir la tempête. Les pessimistes de la tranchée avaient vu juste : l’initiative du 2ème classe Désiré aurait pu le mener tout droit avec nous, ses « complices»,  devant le Tribunal militaire …et au-delà… Perspective effrayante, pour qui connaît la répression des mutineries de 1917 et la phrase célèbre :  « La  justice militaire est à la Justice ce que la musique militaire est à la grande musique ».( Que Clémenceau me pardonne , je le cite de mémoire…)

Quelques précisions : le lundi où Désiré nous amena Dietrich,  R., notre capitaine dut nous quitter pour assister à la ville la plus proche à quelque « réunion d’extrême importance ; » Il ne fut informé de notre incartade que trois jours plus tard ; et ce jour-là, Dieu sait pourquoi, il revint à notre tranchée vers six heures de l’après-midi, alors que Dietrich venait de nous quitter. Notre capitaine R., à la  moustache fine et distinguée, était  habituellement souriant et accessible ; on disait de lui qu’il avait une bonne amie dans la charmante ville de +++++, mais ce soir-là, « il ne rigolait pas.» S’adressant à nous sur un ton cinglant, il nous dit combien notre invitation avait été contraire au devoir, à l’honneur et au respect dû à nos morts.»  Les trois beloteurs baissèrent le nez. Et il ajouta :« Je veux  bien, pour cette fois, tout effacer ; mais à l’avenir, je ne tolèrerai plus de manquements aussi graves.»

Seulement lui-même, en sortant de sa réunion en ville à +++++, s’était quelque peu attardé sous les ombrages du jardin public, (cela nous fut rapporté peu après,) puis il était venu nous rejoindre en fin d’après-midi. C’est pourquoi  il dut se dire que lui-même n’était pas sans reproche et qu’en cas de jugement, des faits gênants pour lui risquaient d’être révélés. Bon, on passe l’éponge, l’incident est clos, pensait-il.

Mais l’adjudant G avait quelques comptes à régler avec notre capitaine. Ces temps derniers, nous n’avions pas vu notre adjudant, il devait, avec d’autres charpentiers, remettre en état un abri. L’idée lui vint de révéler à la presse, à sa prochaine permission, cette « scandaleuse invitation adressée à des Boches » et le « laxisme » du capitaine R.” L’adjudant fit part de son projet à un de ses copains; “seulement, trois jours plus tard, son projet fut “explosé” par une grenade qui péta tout près de lui ; le malheureux fut tellement “sonné” que les “révélations” qu’il fit à des infirmières surmenées parurent à celles-ci complètement incohérentes. (Les hostilités venaient de reprendre dans notre secteur et  ça canardait dur entre les deux  tranchées, comme si, chez les Fridolins aussi, les gradés voulaient réagir contre ceux qui se laissaient séduire par les réceptions chez l’ennemi. Il nous arriva de penser à Dietrich ; mais avec les combats, on eut bientôt de tout autres soucis en tête.)

Vous savez que la guerre dévorait beaucoup d’hommes, que les officiers et les sous-officiers étaient les premiers visés et tués dans les combats ; voilà pourquoi l’armée promut notre ami Désiré d’abord caporal, puis sergent ; depuis lors, jusqu’à la fin des hostilités, Désiré fut pour nous  le “sergent recruteur” :” Il est fortiche”, ajoutait-on, “il recrute même chez l’ennemi! ”

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Je ne peux pas penser à notre invitation à la belote sans la rapprocher de ce match de foot auquel des soldats british invitèrent des Allemands avec lesquels, peu de temps avant, ils s’entretuaient. Dans les deux cas, de jeunes hommes franchirent le no man’s land et dirent zut au règlement, au point de  risquer le châtiment réservé aux traîtres. Dans les deux cas, c’est le besoin  de jouer qui l’emporta, besoin très fort chez des jeunes encore proches de l’adolescence. Comme ils ne jouèrent pas par idéalisme ni par amour du prochain, les acteurs de cette fraternisation éphémère ne sont pas considérés comme des héros …mais leur acte cocasse frappe les imaginations. Certains verront en eux de menus cailloux sur la route qui mènera à la paix, le jour évoqué  par Isaïe, où « les hommes forgeront des socs avec leurs épées et des faucilles avec leurs lances.”.
Pour nous aujourd’hui, en ce centième anniversaire de 14-18, cette énorme effusion de sang accompagnée de tant de souffrances fait figure de  tragédie ; ce fut une sorte de guerre civile européenne qui, d’ailleurs, ne régla rien en profondeur,—aujourd’hui nous sommes bien loin de l’exaltation nationaliste qui régnait chez nous et « en face,» attisée par de mauvais bergers. Et le regard que nous posons sur les rares penseurs qui essayèrent d’arrêter la tuerie, de Romain Rolland au pape Benoît XV, (qu’un grand homme politique français,(1) habituellement mieux inspiré, traita de « pape boche ») est, Dieu merci, bien différent de celui de nos aïeux ! Dès lors,  vous comprenez pourquoi je suis aujourd’hui pour l’unité de l’Europe, dans une fédération de préférence, afin que les nations de notre continent règlent leurs différents par la négociation et non en s’entretuant.

L’Europe aura besoin d’une langue commune à tous : je suis aussi pour l’espéranto, en vue des échanges entre nationaux (la langue anglaise ne devrait pas tenir ce rôle, elle le tient aujourd’hui grâce à l’usage du globish,  ce qui revient à accorder  un privilège injuste aux Anglo-Saxons dans tous les domaines ; il n’y a pas de raison qu’il en soit ainsi, surtout maintenant en temps de Brexit.)
Cela dit, la paix est une plante délicate, il faut la soigner avec amour tout le temps .

(1) Clémenceau