Le tapis

Yourk s’éveille brusquement, tout son corps est endolori et quand il pose la main sur son crâne, il grimace de douleur. Il se souvient d’hier, de ces cavaliers qui ont fondu au grand galop sur ceux de sa tribu, de celui qui criait des ordres et devant lequel il s’est dressé , mais il a été jeté à bas de son cheval et assommé. A partir de là, tout s’est brouillé dans sa tête : les bruits des sabots et les hennissements des chevaux, les aboiements des chiens, les cris de peur des uns, d’exaltation sauvage des autres… Avant de perdre connaissance, Yourk a senti qu’on le ligotait, qu’il était jeté en travers d’une selle, puis entraîné loin du troupeau qui lui a été confié et qui est comme une part de son être.

Il se retrouve maintenant enchaîné dans une grotte, près de l’entrée ; lui, enfant des steppes, a entendu parler de grottes dans des récits sur les montagnards du Sud. Ainsi ses ravisseurs l’ont emmené loin des plaines immenses, dans des montagnes célèbres pour leurs forêts, leurs loups, leurs ours et leurs tigres . Il pense tristement aux membres de sa famille, à sa mère surtout ; les reverra t-il jamais ? Il pense à la tiédeur de la yourte en hiver, à son bon cheval, à ses chiens , à son troupeau. Et il en vient à penser aussi au vieil homme qui, avant de mourir, lui a appris à lire et lui a fait découvrir tant de choses , y compris les étoiles, ce « vieux fou », disaient la plupart des nomades de la steppe , ce « vieux sage » disait Yourk, qui a admiré son intelligence et aimé s’entretenir avec lui.

Après avoir beaucoup dormi, le garçon recouvre peu à peu ses esprits ; quelqu’un est venu alléger ses chaînes sans le réveiller ; il n’est plus rivé à la paroi de la grotte, mais un lien relie ses chevilles ; et  il peut maintenant voir au dehors les yourtes de ses ravisseurs. Il apprendra plus tard que le chef de la tribu est venu avec un autre homme. “On va quand même pas le laisser là à ne rien faire ?” “Le chef répond: “On va l’envoyer au ruisseau nous chercher de l’eau.” “Oui, mais si en chemin il tombe sur une bête sauvage ? Il n’aura qu’un bâton pour se défendre ? –“Eh bien, il invoquera le dieu de son peuple …et la bête sera écrasée sur place comme une punaise, pas moins !” Le chef éclate d’un gros rire .

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Les membres de la tribu viennent le dévisager ; les enfants sont les premiers   –ils se taisent, intimidés– puis les femmes et les vieillards ; les femmes se parlent à voix basse ; cependant Yourk comprend quelques mots : il est « le prisonnier. » Yourk a l’impression que cette tribu est plus nombreuse que la sienne ; et elle a un air plus rude, plus farouche ,– plus cruel peut-être– que le peuple de la steppe ; les hommes, qui portent un poignard à la ceinture, sont souvent balafrés  ; et un des vieillards a marmonné en regardant le captif : « Il a bien de la chance de n’avoir pas été cloué au sol d’un coup de lance quand il a essayé de résister à notre chef ! »

Peu après deux femmes aux formes imposantes,– deux jumelles manifestement,– s’approchent de lui : «  Alors mon gars , il t’ont rudoyé un peu fort, non ? Mais tu vas t’en tirer. Dis-nous, comment t’appelles-tu ? et quel âge as-tu ? » –« Yourk , 16 ans ». Peu après, une des femmes verse un liquide vert dans un gobelet qu’elle tend au convalescent ; le liquide est très amer, le garçon fait la grimace ; les deux commères éclatent de rire.  «  Tu verras, dans les jours à venir, c’est soit ma sœur, soit moi qui t’apportera à manger et à boire ; c’est à nous que tu auras affaire ; on va te remettre sur pied. » Yourk demande : «   Beaucoup de gens sont venus ce matin ; il va en venir d’autres ? . » « Non, nous ne sommes qu’une centaine , … mais dis-moi : qu’est-ce que tu faisais, toi, dans ton pays ? » –- « Berger » –- « Eh bien moi , j’ai un fils berger comme toi, un grand gaillard ; mais ces temps-ci il a perdu pas mal de bêtes du fait des loups et des ours.  » La conversation en reste là pour l’instant. Mais quelques jours plus tard, Yourk capte au vol  :«  Il nous a fallu repeupler avec des moutons et des chèvres venus d’ailleurs. » et il se dit que « ailleurs », c’était sans doute dans son propre troupeau.

Yourk demande s’il verra le chef de la tribu. « Mais il est déjà venu changer tes chaînes le lendemain-même de ton arrivée» dit une des femmes ; et elle poursuit  :« En plus de la cuisine, nous préparons de très bons médicaments,(« mais si, mais si ! »)   Et puis nous disposons d’un coin où nous tissons ; je suppose que chez toi aussi on fabrique des tapis ? » Elles n’attendent même pas la réponse du garçon ; il se souvient que son père a froncé les sourcils en apprenant que Yourk voulait apprendre à lire et aussi à tisser. (« Tisser , c’est bon pour les femmes, pour celles qui veillent sur un berceau, un travail d’intérieur ; quant à la lecture, pour nous qui trimons du matin au soir, je me demande à quoi ça sert…sauf peut-être pour les guérisseurs ? ») Finalement, le père ne s’est pas opposé aux choix de son fils parce que Yourk venait de remporter un grand prix : en tir à l’arc, sans descendre de cheval ! « Tu sais, nos tapis » reprend la plus bavarde, « nous les portons à la foire qui se tient deux fois l’an sur les rives du Lac Baïkal , des colporteurs nous les achètent, c’est notre gagne-pain…. »

Les deux femmes ne demandent pas mieux que d’exhiber leurs œuvres, elles commencent par montrer« le coin » où se fabriquent les tapis : une yourte. Yourk y observe ce qu’ont fait les femmes  ; il n ‘ose pas leur dire qu’il trouve leurs couleurs vraiment sombres, et même un peu tristes. Sur ce, il remarque un métier à tisser inutilisé, il s’assoit sur le banc : «  Si vous me donnez de la laine, des plantes tinctoriales et de l’urine de chameau , je pourrai vous faire un tapis …à ma façon » dit-il. Elles se concertent et donnent leur accord.

Bien que le tapis de Yourk soit à peine ébauché sur le métier (il ne mesure encore qu’un empan,) il suscite des commentaires élogieux, hommes et femmes sont sensibles aux contrastes de couleur et ils poussent des cris de joie en découvrant les oiseaux , les poissons, les fleurs, les champignons que Yourk a représentés Seuls deux ou trois grincheux se montrent critiques parce que le style traditionnel n’est pas respecté.

La fête du solstice d’hiver est proche, la tribu des Montagnes Noires s’exerce en prévision des réjouissances coutumières : courses et épreuves d’adresse pour les cavaliers, polo, tir à l’arc, chasse au faucon, etc  Cette année , pour la première fois , la tribu va s’offrir un spectacle nouveau dont des marchands chinois ont vanté la féerie : des feux d’artifice.

Peu avant le grand jour, Yourk est malheureux, il ressent un grand vide, il se sent étranger et comme exclu, malgré la bienveillance des deux jumelles ; il a le mal du pays ; il pense aux siens plus que jamais, à ses parents qui sans doute le croient mort, à ses jeunes frères et sœurs qu’ il ne voit pas grandir et qui doivent vite changer  ; il pense aux membres de sa tribu, (Qui a pris sa place de berger ?)–Et qu’est devenue la petite flûte dont il aimait jouer pour se distraire ? Ici, dans les Montagnes Noires, on entend beaucoup de cris, surtout quand les hommes reviennent de la chasse, puis se détendent en buvant beaucoup d’alcool tiré de l’écorce de bouleau ; les hurlements les plus forts et quasiment bestiaux étant poussés , lui dit-on, par le chef de la tribu ; mais pas de musique, pas de chant véritable, c’est un vrai désert musical. Yourk se dit qu’il deviendrait fou s’il n’avait pas son travail de tisserand, qui lui apporte beaucoup de joie , bien que très minutieux. La peine que prend Yourk devant son tapis réjouit les deux sœurs:« Le garçon n’est pas loquace mais ne semble pas s’ennuyer, il va peu à peu s’intégrer à la tribu ? » Quand elles disent cela au chef, il éclate de rire et leur répond qu’elles rêvent….

De son côté Yourk réfléchit : «  Qu’est-ce qui pourrait me délivrer ? Mon tapis plaît ; ce succès qui, en d’autres circonstances, me réjouirait, risque de se retourner contre moi : car le chef, cette brute, sera tenté de me garder prisonnier toute ma vie en exploitant mon talent. » Cette pensée le hante , surtout la nuit, des heures durant .

La tribu des Montagnes Noires fera la fête, mais les responsables du troupeau le savent , le temps à consacrer aux bêtes sera le même que les autres jours . Quant à Yourk, il a déjà monté les trois quarts de son tapis ; les deux sœurs sont contentes de lui. Mais il ne peut leur dire que, s’il travaille , ce n’est pas pour la tribu mais pour échapper au découragement et à l’inaction. Il veut agir

Quand les feux d’artifice illuminent le ciel d’hiver, Yourk, comme les autres autour de lui, pousse des cris d’admiration.
Dans les jours qui suivent, il décide de ne pas se laisser aller, il médite longuement, et cette fois-ci une idée lui vient à l’esprit, telle un feu d’artifice, une idée qui le fait sourire…..

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Libre ! Yourk est libre ! Il a été libéré grâce à une attaque qui a surpris la tribu des Montagnes Noires comme a été surprise il y a deux ans la tribu de la steppe ! Dans les assaillants qui le délivrent aujourd’hui, Yourk retrouve des visages familiers : «  Nous avons reçu ton message, Yourk ! Un colporteur nous l’a montré, inscrit dans ton tapis ! ( ton tapis, que tes geôliers ont porté à la foire sans se douter de rien !)   Ah oui, nous pouvons tous remercier le dieu de la tribu ! »

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