Escapades – 3ème histoire vraie

Après de longues hésitations, je choisis d’intituler ce récit “Histoire vraie”. Certes beaucoup de détails manquent, on est dans le flou ; mais à l’origine de cette histoire, un fait brut, incontestable : en 1941, l’excursion de Suzanne, notre mère, en 1941, avec ses quatre enfants, âgés respectivement de 17,15,13 et 9 ans, de Bordeaux à Lacanau (env.60 km,) pendant la belle saison. En ce temps où Bordeaux était occupé par les Allemands et où l’aviation anglaise y bombardait de temps en temps la base des sous-marins de la Kriegsmarine, il y avait peut-être quelques risques à pénétrer dans la zone du littoral, qui devait être militarisée et surveillée. Les  « touristes » que nous étions auraient pu être refoulés ou, pire, soupçonnés de procéder à des repérages, ou que sais-je encore ?…Maman s’était-elle renseignée sur ces risques? Je n’en sais rien  (Peut-être se dit-elle que les habitants de Lacanau-ville n’avaient pas été chassés de chez eux et qu’ils  pouvaient circuler sur leur commune, alors pourquoi pas elle ?)  Outre une certaine témérité, il lui fallut une forte envie de bouger et une grande endurance pour voyager en tram, puis en train, de la gare St Louis de Bordeaux à la gare de Lacanau-ville, avec quatre gosses ; ce, pour un séjour de quelques heures,  — comprenant certainement un pique-nique,– et suivi d’un retour.

(Voyage pimenté par une déconvenue que me signale ma sœur aînée : « A Bordeaux, nous n’avons pas pu prendre le train de Lacanau-Océan, il était déjà parti ; après un moment d’hésitation, nous nous sommes décidés à prendre le train de Lacanau-ville, qui s’arrêtait à une douzaine de km de Lacanau-Océan,  ce qui nous obligea à  faire une marche conséquente pour rejoindre notre chère plage. Nous n’avons vu, je crois bien, aucun Allemand au cours de notre équipée…. Il me semble, — mais c’est un peu vague dans ma tête,–  qu’un Landais avec sa charrette et sa mule, nous prit en pitié et nous avança de 2 ou 3 km .. A moi aussi c’est un de mes meilleurs souvenirs d’enfance.»)

Maman était encore assez jeune (45 ans,) d’un caractère enjoué, et surtout elle devait être à l’écoute de ses enfants. Il faut dire qu’en 1936, l’achat par mon père de St G., grand domaine au Sud de Bordeaux, avait mis fin à la location des villas et aux séjours à Lacanau-Océan ; du jour au lendemain, les enfants avaient été sevrés de mer, d’où une furieuse envie d’aller revoir, entendre, humer et toucher l’Atlantique, sa Majesté l’Océan ; envie que leur mère devait ressentir elle aussi .

Si notre père, L.S., avait été alors chez lui auprès de sa femme et de ses enfants, il est à peu près certain qu’il aurait jugé cette idée tout à fait folle ; il était trop raisonnable, trop conscient de ses responsabilités et, je crois, un peu enclin au pessimisme. Mais il n’eut pas l’occasion de s’opposer : il était absent de Bordeaux ; il venait d’être promu à un nouveau poste de direction à Poitiers ; là il devait se mettre au travail, rencontrer nombre de gens, à commencer par ses subordonnés et, avec l’aide de son administration, trouver pour sa famille un logement décent — rude tâche avec la crise du logement !

Maman était donc à ce moment-là chef de famille de facto. Cette situation lui était familière : jusque-là, Papa devait travailler pour le cadastre, souvent en extérieur, en Gironde et dans les départements limitrophes, il n’était présent à Bordeaux que quelques jours chaque semaine. Il est à peu près certain que Suzanne prit cette initiative à l’insu de son mari. (De plus, la perspective d’aller habiter Poitiers, de s’éloigner encore plus de ses amies et de ses chères Pyrénées , devait la chagriner.)
.
Pour ma part je n’ai pas en mémoire de détails précis. La seule chose certaine, c’est que notre escapade se déroula sans encombre et sous un beau soleil. Il est vraisemblable tout de même que la joie du petit groupe fut assombrie par des sensations plus ou moins tristes ou même angoissantes : petits et grands durent être sensibles à l’état d’abandon des bâtiments, au silence des rues envahies par le sable et au grand vide sur la plage. Impossible d’oublier la guerre.

Notre père, s’il fut mis au courant de cette « folie,»  le fut après coup, mis devant le fait accompli, comme on dit. Bien sûr, nous, les quatre gosses, n’avons jamais su comment il prit la chose. S’il y eut des éclats de voix, ils ne parvinrent pas à nos jeunes oreilles.

Cette escapade à la mer, maintenant j’y pense de temps en temps ; ce fut un grand moment qui marqua notre enfance. Que nous en ayons oublié les détails concrets, qu’importe ? L’essentiel, c’est cette manifestation de l’amour maternel et la joie et le bonheur que son souvenir nous apporta. Nous ne fîmes sans doute que nous tremper les pieds dans l’eau ce jour-là, certes ; mais ce fut un des plus beaux cadeaux que nous offrit jamais notre mère.

++++++++

Chose étrange : une escapade aussi, “mais dans des circonstances bien plus dramatiques,” me dit mon épouse, eut lieu vers la fin de la guerre, dans sa famille qui habitait Arlon. Son père, Léon, y était directeur de banque. En ce temps-là, les résistants belges intensifiaient leurs actions sur le réseau ferré, l’occupant allemand était très nerveux. Cependant la mère de ma femme, très désireuse d’aller revoir ses parents à Charleroi, prit le train d’Arlon à Charleroi avec ses trois enfants à qui elle voulait donner des vacances ; ils y arrivèrent après un voyage fatigant, compliqué par des correspondances. Sur ce, Léon, qui, par son réseau de résistants, était tenu au courant des actions des « terroristes » sabotant les voies ferrées belges, fut saisi d’inquiétude ; il adressa à sa femme à Charleroi ce télégramme: “Cessez folle équipée. Revenez immédiatement.”                                Aainsi fut fait ; ce message est souvent cité dans ma belle-famille ; il appartient à son patrimoine

 

+++++++++++++++++++++